Désolé, mais aujourd'hui c'est le fan qui parle. Comment pourrait-il en être autrement ? Je n'ai jamais aimé un groupe autant que les Who, et aujourd'hui, ils sont à Vienne, en France pour la première fois depuis 1997. Autant dire qu'il y a autant d'excitation que d'appréhension dans l'air. Rajouter une foutue troisième dimension aux images que l'on scrute du fond de sa piaule depuis des années, il y a de quoi bousculer le plus blasé des amateurs de rock. Il faut dire que les deux survivants, Pete et Roger, ont désormais plus de 60 balais. On se doute bien que Pete ne va pas se mettre à sauter partout comme à Woodstock, on n'en demande pas tant, mais tout de même, qu'en est-il de l'envie de jouer après 40 ans de bons et loyaux services ? On voit tellement de groupes aller pointer en concert comme à l'usine après quelques années seulement d'existence...
Toutes les générations sont venues observer le mythe de près au théâtre antique de Vienne. L'ambiance est loin d'être rock n'roll dans les gradins, avec pas mal de curieux limite hostiles quand on leur demande de se serrer un peu. Ouf, on échange les places contre deux billets en fosse, où l'ambiance est moins frileuse, on sent les fans de base. Mon voisin de fosse est texan et comptabilise 80 concerts des Who à son actif. Devant, un néerlandais a dépassé la centaine.
Un jeune groupe grenoblois a la lourde charge de lancer la soirée. Un an d'existence seulement, mais un jeu puissant et aguerri, et les Bud Spencer Clout franchissent un tremplin réunissant 400 prétendants qui leur ouvre la première partie des Who devant 15000 personnes. Défi bien relevé par nos quatre gaillards aux pseudos sympas (Dave Grogh...) qui bastonnent un stoner rock teinté de punk et de chant métal. Un versant très américain qui dénote dans la soirée ("ras-le-bol des influences anglaises à la mode", justifiera le chanteur), mais une entame prometteuse devant un public pas facile à convaincre.
Casbah Club s'installe ensuite. Petit coup de pouce de Pete au groupe de son frangin Simon, qui compte aussi dans ses rangs l'ex-Jam Bruce Foxton. Max Brzezicki (Procol Harum...) à la batterie complète ce trio très british : entre mod et post-punk, le jeu est entraînant, la basse bien en avant ("Anyway she moves", très réussie), et ne sonne pas trop daté. Ces trois-là ont un plaisir de jouer évident à communiquer, et s'en sortent avec élégance, à l'image d'un Simon Townshend qui a quand même dû en baver de vivre dans l'ombre de son génie de frère.
La nuit tombe et les Who débarquent enfin. Pas le temps de s'émouvoir, ça attaque d'emblée avec "I can't explain". Retour aux sources direct avec le premier single historique, qui voit Pete balancer ses premiers moulinets : la foule hurle, ravie et incrédule. Roger Daltrey n'est pas en reste : totalement habité par les chansons, comme d'habitude, il ménage désormais sa voix, mais fait mouche à chaque phrase ("Behind blue eyes", merveilleux écrin taillé pour son timbre d'or).
Les morceaux défilent en rêve, depuis les oldies tant vénérées ("Anyway, anyhow, anywhere" qui part en jam surprise, "Substitute", "My generation" bien sûr) jusqu'aux chansons les plus récentes ("Real good looking boy", dédiée aux souvenirs d'enfance des 50's, "Mike Post theme", inédit du nouvel album à paraître en octobre). Pete s'offre une compo perso à la guitare acoustique ("Greyhound girl"), mais ne monopolise pas le micro le reste du temps : Roger s'exprime à loisir dans le rôle de chanteur que son frère ennemi pouvait lui contester auparavant. Les morceaux moins populaires ("The Seeker", "Relay") trouvent une deuxième vie dans cet équilibre retrouvé. Tout le monde chante sur "Who are you" (merci les Experts), sur "You better you bet", tout le temps en fait. Des sommets effarants sont gravis lors de l'enchaînement "Baba O'Riley" (classique indémodable) - "Naked eyes".
Plus étonnant encore, le groupe prend des risques, fait durer la tension, cafouille même un poil sur "Won't get fooled again", mais se remet toujours d'aplomb sous la maîtrise des musiciens (Zak Starkey, Pino Palladino, ultra-efficaces). On est loin du professionalisme pépère d'un groupe vétéran qui viendrait payer sa maison de campagne. Pete enchaîne des solos impeccables, modernes et surprenants. Il frappe sa guitare, glisse sans cesse, se rattrape sur la scène trempée, mais sourit sans discontinuer, et explose littéralement sur le bouillonnant "Sparks", qui n'a rien perdu de sa folie. Roger explose deux tambourins l'un contre l'autre, et fait voltiger son micro. Ils ont vingt ans et se démènent comme jamais. Côté public, c'est l'extase, avec ce sentiment de vivre quelque chose d'aussi unique qu'inespéré. Le prophétique "We're not gonna take it" conclue logiquement le show. Roger et Pete restent seuls en scène, savourent l'ovation, mais, et c'est le seul regret du concert, ne montrent aucun signe d'effusion entre eux. Combien de temps faudra-t'il attendre pour que ces deux-là se réconcilient sans retenue ?
Le temps n'a pas de prise sur les Who. J'ai vu Pete Townshend à moins de deux mètres, et si c'est ça, vieillir en rock, je signe des deux mains.
Bonus: la vidéo live 2005 de "Won't get fooled again" THE WHO Won't get fooled again (Live 2005)