Yo La Tengo, c’est l’électricité la plus élégante sur le marché, garantie sans baisse de tension ni coupures depuis presque quarante ans. C’est aussi depuis "Fakebook" (1990) le seul, le vrai réseau social qui fait vibrer tous les aficionados de ce que l’on appelait "rock indépendant" à chacune de ses sorties. Aimer Yo La Tengo fait aimer tout le reste : du Velvet Underground à Daniel Johnston… ou bien de Alice Cooper à Ray Davies, en passant par l’acteur Rick Moranis – tous trois cités sur "Brain capers", une des chansons sur ce seizième album.
Groupe partageur et avide de collaborations, Yo La Tengo est pourtant dans une configuration stable et minimale depuis… 1992 : un trio formé par le couple fondateur Georgia Hubley (batterie, chant) et Ira Kaplan (guitare, chant), plus le bassiste James McNew. Retranchés dans leur studio d’Hoboken (New Jersey), ils s’autorisent pour la première fois à autoproduire totalement un disque, de l’enregistrement jusqu’au mixage : le résultat est intense, bouillonnant et spontané, sans aucune sensation d’effort ni de son contraire l’indolence. Le groupe semble accueillir la musique, la laisser venir, invitant l’auditeur à les suivre dans de longues séances d’improvisations tendues et jamais bavardes, captées dans les conditions du direct (trois titres dépassent les sept minutes).
Les disques de Yo La Tengo sont rarement coupés dans une seule étoffe (on se rappelle le très varié "I can hear the heart beating as one", 1997). Ira Kaplan démontre sa pleine maîtrise du feedback sur l’hypnotique "Sinatra drive breakdown", et autant dans le genre pop-song parfaite enrichie à l’uranium façon Sonic Youth ("Fallout", ses guitares assez MC5) que sur un drone saturé et planant ("This stupid world"). Le quasi krautrock et un peu absurde "Tonight’s episode" assouplit l’ambiance par une bonne dose de groove ; puis le rire de Georgia Hubley ouvre la détendue "Aselestine", qui trouve son équilibre entre guitares acoustiques et nappes de pedal steel spatiales. La mélodie ligne claire de "Apology letter" est démentie par la fureur de "Brain capers" et la longue transe électrifiée de "This stupid world".
Placée en milieu de parcours, "Aselestine" fonctionne comme un contrepoint aux constats doux-amers qui se dégagent de plusieurs titres, malgré leur énergie. Yo La Tengo joue avec un certain détachement, voire de la sérénité au milieu de la confusion de notre "stupid world" ("is all we have", rajoute Kaplan) et de la solitude (Hubley susurre "friends are all gone", sur un "Miles away" qui associe avec évidence guitares shoegaze et boucles rythmiques). Si la fin est proche, il faut s’y préparer ("prepare to die / prepare yourself while there’s still time" sur "Until it happens"), et on peut faire confiance au groupe pour assurer la plus belle des bande-son jusqu’à la dernière seconde… "until we all break down".