| | | par Sophie Chambon le 15/05/2004
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| L'Iranien Djamchid Chemirani est aujourd'hui un des maîtres incontestés du zarb. Installé depuis plusieurs décennies dans les Alpes de Haute Provence, il a créé un trio en famille, transmettant ainsi à ses fils Keyvan et Bijan la connaissance précieuse de cet instrument et sa philosophie, son goût d'un répertoire inscrit dans la mémoire et la tradition. Label de musiques vivantes, Emouvance produit dans un écrin soigné (à noter la conception toujours aussi élégamment abstraite des pochettes) des musiques improvisées, ethniques; et si on est loin de l'idiome jazz avec cet album, ne traduit-il pas cependant un état d'esprit proche, une pratique musicale liée à la confrontation de musiques d'ici ou d'ailleurs ? S'il est souvent ardu pour les Occidentaux de comprendre cette musique très codifiée, on s'abandonne ici avec délectation à ces rythmes de transe, d'un réel impact sur les fonctions vitales, bénéfiques par un plaisir non seulement artistique mais aussi "organique".
Zarb* en arabe signifie "frappe" mais les Persans lui donnèrent aussi l'acception de "rythme", de "temps" (mesure musicale) et de "tempo". Seul instrument à percussion de la musique savante iranienne, le zarb se présente comme un tambour calice d'une seule pièce de mûrier ou noyer recouvert d'une peau de chèvre. La technique de jeu nécessite une habileté peu commune : joué avec les deux mains nues, il requiert une extrême souplesse des poignets, une force et vélocité digitales exceptionnelles, ainsi qu'une délicate sensibilité des pulpes. Les sons produits en claquant des doigts sur le bois (sur les bords, et épisodiquement sur la caisse et les rainures), en frappant du plat de la main sur la peau, ou en exerçant certaines pressions en divers points de la membrane, balaient un large spectre de timbres, des aigus les plus clairs aux graves les plus mats.
Et le trio s'ingénie à varier frappes et roulements, à nuancer les phrasés, à moduler accompagnements et solos, silences et envolées. Cet enregistrement effectué à La Buissonne en octobre dernier est constitué d'improvisations autour d'une pièce principale, "Ouchan", nom du village près de Téhéran où elle fut composée. Cette musique étant très liée à la poésie, les rythmes sont souvent inspirés par la métrique. Elaborée sur un rythme rare en onze temps, cette pièce de 17'13" qui conclut l'album est composée d'une série d'improvisations incluant divers procédés : séquences à l'unisson ou en réponse, cassures, décalages, jeu sur les timbres et l'ornementation. Les autres pièces à 4, 7, 15 temps, ou en 6/8 intègrent des passages écrits aux temps d'improvisation. Dans la juxtaposition de ces temps forts et faibles, même sans être initié, on se prend au jeu de pistes qu'introduisent les musiciens. Quand il semble qu'une même formule rythmique se répète inlassablement, il s'agit en réalité d'un développement en variations, où les rythmes découpent des formes et la frappe distribue les couleurs.
Telle est la subtilité de cette musique dont l'art consiste à passer d'un rythme à un autre grâce à d'habiles "ponts" : ainsi se définit le rapport à l'improvisation, à l'intérieur d'un cadre strict, dont ces habiles faiseurs arrivent à déjouer les pièges, et à s'évader. Sans être initié à de telles arcanes rythmiques, on goûtera la poésie et l'originalité de cette approche. Car écouter les Chemirani, c'est puiser à la source du Moyen Age persan, voir ses enluminures ou miniatures s'animer sous nos yeux, entendre poèmes mystiques et chants d'amour, revivre l'épopée de conquérants légendaires.
*Zarb ou tombak : onomatopée désignant "tom" la frappe du milieu (le son le plus grave) et "bak" celle effectuée sur le bord de l'instrument. |
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