| | | par Sophie Chambon le 31/01/2003
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| D’entrée de jeu, on n’entend que lui : le son obstiné, systématique qui vrille dans l’aigu du saxophoniste Steve Lacy, encore français lors de l’enregistrement en mai dernier de cet album très travaillé, puis le pilonnement sourd mais nuancé, jubilatoire même de notre batteur franco-suisse préféré et enfin la continuité solidement musclée de l’américain Anthony Cox. Il s’agit en effet de trois hommes au travail, dans un climat de "liberté surveillée" sous pression : on est saisi d’ailleurs dès le premier morceau, l’époustouflant "Bois d’arbre", lancé à tue-tête. Les instruments font entendre leurs vocalises et aussi leurs stridences, la tension est à son comble n’esquissant aucune faiblesse d’intensité. Il faudrait citer tous les morceaux qui s’enroulent parfaitement, des thèmes virevoltants, fougueux mais toujours lyriques : le "Tina‘s Tune" chanté sur quelques mesures, délicieusement entêtant, ou encore le bien nommé "Resurrection", car c’est de jazz dont il s’agit même si ce n’est pas ou plus tendance dans le magma émergeant des musiques actuelles. On assiste à la renaissance d'une musique qui a seulement besoin de surgir pour qu'on y croit à nouveau. Le jazz est vraiment la musique de l'instant. Suivons alors les investigations de ces hommes de métier, constamment à l’ouvrage, absolument solidaires, qui se cherchent par solos interposés : Anthony Cox aligne souvent des envolées swinguantes avec sa basse élégante, boisée, vibrante ; Daniel Humair vif, toujours aussi résolu est incontournable : c’est le forgeron, habile constructeur de sons dont le soutien est parfait comme à l’accoutumée, comme s’il jouait à chaque fois avec sa peau et aussi avec nos nerfs (l’introduction saisissante de "Sorcelery"). On ne louera jamais assez la clarté et l’élégance de la mise en place des thèmes, le son parfait de la Buissonne, qui nous rend l’interaction encore plus authentique. Traversé de fulgurances, l’album fait entendre un chant mélodique profond, libéré, heureux : pour sa dernière intervention avant longtemps, Steve Lacy s’est déplacé sur tous les fronts, comme s’il avait voulu nous prouver à quel point il allait nous manquer : les lignes âpres du soprano, à la sonorité parfois un peu aigre, se transmuent ensuite en volutes plus enrubannées, presque soyeuses. On en suit voluptueusement les sinuosités au gré des morceaux, beaucoup de compositions de Daniel Humair, trois de Steve Lacy tout de même, une d’Anthony Cox, "Maputo" de Louis Sclavis, un formidable "Snake out" de Mal Waldron qui avait senti qu’il n’y aurait bientôt plus la place que pour un "One more time" et une fin superbe avec le thème Monkien "In walked Bud". Comme si les compères voulaient faire allégeance au piano absent, dernier élément de ce quartet virtuel. Aucune règle ne détermine ce qui se produit là, si ce n’est la complicité alliée au travail le plus exigeant : aussi quand il se produit, il faut être prêt à entendre ce petit miracle, et s’efforcer de le faire savoir… Ce disque est absolument formidable.
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