Re-creation of the gods

Rufus Harley

par Hanson le 13/02/2006

Note: 10.0     
Morceaux qui Tuent
Malika
Nobody knows the trouble us people is done seen


Partant d’un désir de confrontation d’idées musicales neuves comme préexistantes, le jazz a accouché de difformités stylistiques tout à fait remarquables. S’il est une ville des Etats-Unis qui a su concentrer un taux particulièrement élevé d’anomalies musicales, il est fort à parier qu’il s’agit de Philadelphie. Le nom de cette ville ne résonne t’il pas avec Sun Ra et son Astro Infinity Arkestra ? Or derrière Sun Ra se sont caché quelques artistes marginaux qui n’existent quasiment plus que dans la conscience des collectionneurs. Rufus Harley est précisément un excellent représentant de cette caste d’oubliés.

Impressionné par un cortège d’écossais ayant défilé la cornemuse sous le bras, lors de l’enterrement du président Kennedy, Harley, alors jeune saxophoniste, se convertit à l’instrument gaélique. Partant d’un jeu à mi-chemin entre le jazz et la musique écossaise, Rufus Harley va rapidement apprendre à rebondir sur les différentes modes. Il aboutit, après une excursion dans le jazz modal, à son chef d’œuvre, ce "Re-creation of the gods", en plein dans l’explosion jazz-funk du début des années 70.

Dès son ouverture le disque rentre dans le vif du sujet : soutenu par un orgue et les "Right on !" de ses musiciens, Rufus Harley endosse, avec ironie, le rôle d'un révérend noir américain en déclamant un sermon ponctué par des emphases si caractéristiques de ce genre de figure. Paradoxalement l'atmosphère cérémoniale qu'il insuffle alors va renforcer le burlesque de la suite. Il aboutit ainsi sur l’interprétation somme toute atypique d'un vieux negro-spiritual, au nom étrangement familier de "Nobody knows the trouble us people is done seen". La force de cet album réside dans sa capacité à aborder avec succès différentes structures musicales. "Malika" est sans aucun doute l'un des titres qui retient le plus l'attention grâce à un orgue Hammond tantôt rythmique, tantôt soliste qui côtoie une assise extrêmement funky assurée par la basse et la batterie et, naturellement, la cornemuse. Le point d'orgue, pour ainsi dire, apparaît lorsque le riff est entrecoupé brièvement par quelques notes improvisées pour ensuite inverser l'équilibre avec une grande subtilité. Le solo prend alors le dessus pour se laisser interrompre sous forme de soubresaut par le motif rythmique de départ, avant que ce dernier ne disparaisse complètement. De nombreux passages semblables et imperceptibles à l'oreille de l'auditeur distrait soulignent avec force la finesse du jeu et la richesse des gimmicks employés. Afin d'accentuer le côté déjanté, à la fin de chaque face, Rufus Harley pose sa cornemuse pour empoigner son saxophone électrique. Le contraste apporté par son ronflement inouï, au sens premier du terme, ne rompt en rien le charme général, bien au contraire.

Le talent des musiciens n’est heureusement pas éclipsé par le pittoresque. Leur spontanéité et leur cohésion sont d’autant plus flagrantes qu’ils n’hésitent pas à s’échanger des propos donnant l’illusion de leur présence face à l’auditoire. Même si Rufus Harley a participé à d’autres excellents albums, il ne fait aucun doute que l’aboutissement de ses enregistrements se situe ici.