"Carte postale de ciment avec des couleurs chouette" : le groupe de Portland a eu l'idée du titre à partir de la traduction automatique d'une chronique française de leur premier disque "Shishimumu" (2002, distribué en Europe en 2005) – à part Bayon, on ne voit pas qui pourrait écrire un truc pareil ! Ces Américains ont l'air d'avoir fait perdre le nord à beaucoup de ceux qui les ont écoutés : "Take to the trees" (2008) étant passé inaperçu chez nous et ailleurs aussi, à notre tour d'être déboussolés.
Phantom Buffalo dessine un univers singulier, trop intelligent pour être purement barré et trop intuitif pour ne se fier qu'à l'intellect : c'est un monde carrément en biais, dans lequel nous guide le chant blême et flûté, limite somnanbulique, de Jonny Balzano Brookes. On pense à Tom Verlaine ("Frogman"), dont le Television aurait été embarqué dans la capsule spatiale du Major Tom de David Bowie ("Space oddity", 1969). Chaque chanson laisse entrevoir un schéma directeur, complexe et pourtant instantanément accessible : par exemple "Bad disease" (chanté par le guitariste Tim Burns), avec sa guitare qui file droit au milieu d'un chaos maîtrisé. Une musique de math-rockeux qui ont fumé leurs copies saturées d'équations, et qui finissent par inventer leur propre logique – pas si loin des cancres géniaux Pavement.
Le groupe explore aussi des voies très ludiques : les couplets et les refrains de "Greenstar botanical airway" sont arrangés avec des combinaisons d'instruments chaque fois différentes, la voix de Jonny servant de fil rouge. Cette chanson placée en ouverture, comme un faux départ avant un "Bad disease" moins taquin, a pour effet de bousculer les habitudes de l'auditeur, afin que Phantom Buffalo puisse ensuite imposer ce que bon leur semble. Le côté coq-à-l'âne savant des compositions du groupe renvoie à une tradition rock psychédélique qui a perduré jusqu'à aujourd'hui - des Spacemen 3 ou Olivia Tremor Control dans les années 90 aux plus actuels Black Angels. Une page de leur site internet est consacrée à lister leurs instruments, ce qui dénote une attirance pour le matos "vintage" sixties-seventies. La jaquette me rappelle d'ailleurs une compile des Pink Floyd (qui me faisait très peur quand j'étais petit).
Pour autant, pas de syndrome néo-rétro ici : les chansons de Phantom Buffalo ne ressemblent à aucune autre et se révèlent de plus en plus addictives au fil des écoutes. Un clavier acide fait tout le sel psychédélique de "Weather the weather", complètement obsédante et dont on n'arrive pas à faire le tour en 4'10. Un peu plus loin, "Ray Bradbury's bones" est un délectable et court "shot" d'americana carillonnante, Byrdsienne, que prolonge le riff cristallin (comme joué sur une Rickenbaker 12 cordes) de la plus tendue et baroque "Trinket shop". Le groupe sait aussi aller vers un classicisime pop, comme sur la souple "Atleesta". On perd juste le fil sur la toute fin du disque, qui est assez long (55 minutes). Phantom Buffalo trouve un chemin inédit entre ligne claire et brouillage complet des cartes : un endroit où expérimentation, inspiration très libérée et pop très mélodique font bon ménage.