Pink moon

Nick Drake

par Damien Berdot le 08/11/2008

Note: 10.0     
Morceaux qui Tuent
Pink moon
Things behind the sun
Parasite
Free ride


L'histoire est presque trop connue. Après deux albums qui furent salués par la critique mais qui ne se vendirent qu'à quelques millliers d'exemplaires, Nick Drake s'enfonça dans la dépression. La fin de sa vie se passa dans l'isolement et le renoncement (se reporter aux souvenirs de Robert Kirby et de John Martyn, qui parlait de la "personne la plus solitaire du monde"), le moindre mot arraché devenant une souffrance (Jerry Donahue, alors guitariste pour Françoise Hardy). Avant d'en arriver à ce stade terminal, illustré terriblement par "Black-eyed dog", une des quatre chansons de 1974, Nick Drake enregistra son troisième et ultime album, "Pink moon". Deux séances d'octobre 1971, en compagnie de John Wood, y suffirent.
 
On a beau multiplier les écoutes, essayer de lui opposer la virtuosité d'écriture de "Five leaves left", rien n'y fait : l'aura de "Pink moon" est impossible à affaiblir. Tout autre album paraît démonstratif auprès de lui. Il faut dire que Nick Drake avait renoncé aux textures orchestrales qui caractérisaient ses précédents albums ("Pas de chichis", selon ses propres mots). Mais le sentiment de nudité n'est pas seulement imputable aux arrangements. Que penser de chansons comme "Horn" (un instrumental) et "Know" (quasi-instrumentale, car ne comportant en tout et pour tout que dix-huit mots) ? Un autre artiste eût-il osé graver de telles pièces ? Leur importance est peut-être fonction inverse de leurs dimensions... Elles contrastent radicalement, tout d'abord, avec les trois instrumentaux de "Bryter layter", que Nick Drake avait écrits en pensant à Brian Wilson. Ici, on fait dans le minimalisme : pour "Know", un riff emprunté au blues, mais rendu tellement squelettique (il est joué en single notes, sans aucun changement tout du long de la "chanson") qu'il en devient parodique. On a l'impression que Nick Drake refuse si obstinément les clichés qu'il taille dans les mots et dans les notes, ne laissant que les os ou plutôt les nerfs : "tous les nerfs sont à nu", écrit-il dans une lettre de cette époque. "Horn", quant à elle, ne nous donne à entendre que quelques notes clairsemées qui s'éteignent, évoquant quelque peu le baroque musical. Pourquoi ce titre ? Il n'y a pas de cor ; juste une guitare percée. Si c'est d'un avertissement qu'il s'agit, alors c'est sûrement l'annonce de la fin du parcours. On peut comparer cette chanson au lied "Der Leiermann", qui clôt le "Voyage d'hiver" de Schubert. Dans l'une comme dans l'autre, on a une imitation dérisoire d'un instrument absent.
 
"Free ride" et "Road", avec leur chant quasiment à l'unisson de la guitare comme chez Mississippi McDowell, font penser que le Nick Drake de la fin avait retrouvé par une voie détournée le sens du blues. Peter Buck voyait d'ailleurs dans "Pink moon" une version anglaise du "Hellbound on my trail" de Robert Johnson. La chanson-titre, bien à l'image du délabrement de l'album, est un sommet. Ses paroles ? Quelques vers répétés (il est question d'une lune inquiétante). Son solo ? Une pauvre ligne de piano tombante (seule infidélité à la guitare sur toute la durée de "Pink moon"). Autre sommet : "Things behind the sun", qui avait été écartée du mixage final de "Bryter layter". Le jeu de guitare y est aussi riche que jadis, mais, minée par le vide de la production, "Things behind the sun" n'irradie que du désenchantement. Nick Drake, à vingt-quatre ans, paraît déjà crouler sous le poids des souvenirs. "When I was young, younger than before", chante-t-il dans "Place to be". Dans "Parasite", il se compare à un parasite de la vie urbaine : "Lifting the mask from a local clown / Feeling down like him". Qu'est-ce ? un rejeton déglingué du "Desolation row" de Dylan ?
 
Grand disque maladif, "Pink moon" est à ranger sur une étagère, aux côtés du "Oar" de Skip Spence, de "Third" de Big Star, des albums de Syd Barrett... Il mérite toutefois la prééminence, du fait de ses qualités mélodiques constantes.