On the beach (50th Anniversary)

Neil Young

par Francois Branchon le 09/01/2025

Note: 10.0     

La légendaire tournée de CSNY de 1974 représente à bien des égards l'apogée de la résonance commerciale de Neil Young. Deux ans plus tôt il avait connu le succès mondial de "Harvest" *, dont la délicate accroche country-folk avait propulsé l'énigmatique Canadien au sommet des hit-parades et sur les platines des étudiants du monde entier. Sa décision, en 1969, de s'associer à son ancien compère de Buffalo Springfield, Stephen Stills, au sein du CSN&Y, le premier supergroupe, avait fait connaître son approche excentrique du folk et du rock à un public plus large, et "Harvest" représentait la conclusion presque inévitable de cette notoriété. Malgré le succès antérieur plus "alternatif" de "After the goldrush" en 1970, "Harvest" avait propulsé Young au sommet de la pile. 

Presque immédiatement, cependant le côté sombre de la célébrité a coincé Young dans un étau. Alors qu'il s'apprête à entamer sa plus grande tournée pour soutenir "Harvest", son alter ego au sein de son groupe Crazy Horse, Danny Whitten, meurt d'une overdose. Les concerts se sont déroulés dans une étrange ambiance, avec un Young de plus en plus alcoolisé, en désaccord avec son groupe et surtout de son nouveau public venu pour une fête folk et qui n'arrive pas à s'identifier aux chansons dures et bancales que Young leur balance dans les oreilles (ces concerts fournissent la matière du Lp "Time fades away", que Young qualifiera lui-même "d'étape vers le fossé"). En l'espace de quelques mois, les perspectives ensoleillées de 1972 ont été complètement effacées. 

Après "Time fades away", Young - encore marqué par la mort de Whitten aggravée par celle de son roadie Bruce Berry - emmène les restes du Crazy Horse et les anciens piliers Nils Lofgren et Ben Keith dans un studio improvisé pour enregistrer un premier chef-d'œuvre fouillant les sombres recoins de l'âme, "Tonight's the night" (1973). Enregistré uniquement de nuit et sous tequila, "Tonight's the night" est un disque aux yeux exorbités et à peine accordé, aux pouvoirs destructeurs pour les oreilles des fans de CSN&Y et de "Harvest". Et si "Tonight's the night" a été acclamé par tous - une expérience cathartique -, il y avait encore suffisamment de malveillance morbide tapie dans l'âme de Young au moment où les sessions de "On the beach" débutent (début 1974). Ainsi, le trio "Time fades away", "Tonight's the night" (sorti tardivement en 1975) et "On the beach" reste l'une des plus grandes et des plus sombres séquences d'albums jamais enregistrées par un artiste majeur. 

Tout comme "Tonight's the night" ruisselait la tequila, "On the beach" est dominé par des substances supposées plus cool : des joints à l'herbe pure et surtout des honey slides, puissants gâteaux au haschisch confectionnés par Rusty Kershaw, le sauvage violoniste que Ben Keith avait présenté à Young avant les sessions (et qui apparait sur deux chansons, "Motion pictures" et "Ambulance blues"). Un carburant costaud qui aura jeté une ombre un peu tordue sur le studio. L'un des producteurs (Al Schmitt, pourtant habitué aux sessions "barrées" en tant qu'homme aux manettes des albums de Jefferson Airplane) racontera n'avoir jamais pu depuis sa cabine localiser les musiciens dans le studio de l'autre côté de la vitre, tant la fumée et l'obscurité les absorbaient. Si le titre de l'album et sa magnifique pochette augurent d'un changement après la noirceur de "Tonight's the night", les sessions sont toujours aussi lugubres. Young déverse ses angoisses et sa colère sur une musique rude et dépouillée (sa relation avec Carrie Snodgress la mère de son premier enfant est en lambeaux et sa consommation d'alcool et de drogues dures est de plus en plus effrénée).

Même s'il n'est pas aussi éprouvant que "Tonight's the night", "On the beach" n'est pas pour les âmes sensibles. L'entame courtoise et sautillante "Walk on" mise à part, la majeure partie de l'album est consacrée à des réflexions amères sur la vacuité de la célébrité et les ruptures relationnelles. A cette occasion, Young ressuscite "See the sky about to rain", une ancienne chanson inédite (mais connue par les LP pirates de 69 et 70), un rythme d'escargot et un piano électrique funèbre. "For the turnstiles", où les seuls Young et Keith (aux banjo et dobro) s'efforcent de chanter dans le ton un pamphlet sur le rock des stades, tandis que "Vampire blues" évoque un des futurs chevaux de bataille de Young, la défense de l'environnement. Et voici l'apocalyptique "Revolution blues", le Young le plus désabusé, une fureur distillée en méchanceté brute, une rythmique presque funky que l'on doit aux excellents Rick Danko et Levon Helm du Band, Young y canalise l'esprit de Charles Manson, culminant dans une incantation sévère : "I hear that Laurel Canyon/ Is full of famous staaaaaars/ But I hate them worse than lepers/ And I’ll kill them in their caaaaars!!!!" (J'ai entendu dire que Laurel Canyon/ Est plein de staaaaaars célèbres/ Mais je les déteste plus que les lépreux/ Et je les tuerai dans leurs caaaaars !!!!". Fallait-il que Neil Young soit béni des Dieux pour que de telles paroles n'aient pas été un suicide de carrière ! 

La face A est excellente, la face B et ses trois titres fait encore mieux, à commencer par la chanson titre "On the beach", sommet absolu du Loner. Blues déchirant où transpire une angoisse absolue, Young y contemple son monde en train de s'effondrer : "Though my problems are meaningless/ That don't make them go away" (Bien que mes problèmes soient insignifiants/ Cela ne les fait pas disparaître). "Motion pictures" est un autre chant funèbre minimal en dernier adieu à Snodgress, la voix au bout du rouleau de Young simplement accompagnée d'une batterie tapotée à la main, d'une basse qui s'enfonce et de la guitare slide de Kershaw gémissant de temps à autre. Et l'album s'achève avec le puissant "Ambulance blues" song-poem psychédélique épique et exquis, étrange voyage à travers le passé canadien de Young.

De tous les albums de Neil Young, "On the beach" n'est pas le plus simple à décrire musicalement. Enregistré par petits bouts, par des musiciens changeants et des producteurs changeants (Al Schmitt, David Briggs, Mark Harman), il semble avoir émergé, étrangement et intuitivement bien né, des gouffres les plus sombres des personnalités propres de Neil Young et de ses co-voyageurs, Rusty Kershaw, Ben Keith, Tim Drummond, Ralph Molina, Billy Talbot et quelques autres invités, Rick Danko, Levon Helm, George Whitsell, David Crosby, Graham Nash, Joe Yankee... Peut-être les honey slides génèrent-ils d'incroyables pouvoirs télépathiques... 
"On the beach" s'est planté commercialement, le public continuant d'être déconcerté par son caractère sombre, subissant le même sort que "Time fades away". Il aura fallu attendre une trentaine d'années et les rééditions de 2003, pour mériter une place de choix. 

Et aujourd'hui que les contextes ont changé, que l'Amérique (bientôt le monde?) vire au trumpisme effréné, n'est-il pas plus jouissif et pénétrant d'écouter l'implacable "On the beach" que le gentillet "Déjà vu"… ?



* A propos de "Harvest", un examen des paroles en fiche un coup à sa prétendue gaieté. Certes Young était amoureux et avait du succès, mais à part le champêtre "Heart of gold" qui tira à lui seul l'album commercialement, quid du surréalisme nostalgique de "Out on the weekend", de la diatribe antiraciste de "Alabama", en passant par la mise en garde et le frisson de "The needle and the damage done" et le frisson aliéné de la chanson-titre, les désespérés "Old man" et "A man needs a maid". "Harvest" est tout sauf une sauterie scout de feu de camp. Derrière l'apparence, Neil Young restait Neil Young. Comment pouvait-il en être autrement… ?

NEIL YOUNG Revolution blues (Audio seul 1974)


NEIL YOUNG On the beach (Audio seul 1974)


NEIL YOUNG Ambulance blues (Audio seul 1974)