La légendaire tournée de CSNY de 1974 représente à bien des
égards l'apogée de la résonance commerciale de Neil Young. Deux
ans plus tôt il avait connu le succès mondial de "Harvest" *,
dont la délicate accroche country-folk avait propulsé l'énigmatique
Canadien au sommet des hit-parades et sur les platines des étudiants
du monde entier. Sa décision, en 1969, de s'associer à son ancien
compère de Buffalo Springfield, Stephen Stills, au sein du CSN&Y, le
premier supergroupe, avait fait connaître son approche
excentrique du folk et du rock à un public plus large, et "Harvest"
représentait la conclusion presque inévitable de cette notoriété.
Malgré le succès antérieur plus "alternatif" de "After
the goldrush" en 1970, "Harvest" avait propulsé Young
au sommet de la pile.
Presque
immédiatement, cependant le côté sombre de la célébrité a
coincé Young dans un étau. Alors qu'il s'apprête à entamer sa
plus grande tournée pour soutenir "Harvest", son alter ego
au sein de son groupe Crazy Horse, Danny Whitten, meurt d'une
overdose. Les concerts se sont déroulés dans une étrange ambiance,
avec un Young de plus en plus alcoolisé, en désaccord avec son
groupe et surtout de son nouveau public venu pour une fête folk et
qui n'arrive pas à s'identifier aux chansons dures et bancales que
Young leur balance dans les oreilles (ces concerts fournissent la
matière du Lp "Time fades away", que Young qualifiera
lui-même "d'étape vers le fossé").
En l'espace de
quelques mois, les perspectives ensoleillées de 1972 ont été
complètement effacées.
Après "Time fades away", Young -
encore marqué par la mort de Whitten aggravée par celle de son
roadie Bruce Berry - emmène les restes du Crazy Horse et les anciens
piliers Nils Lofgren et Ben Keith dans un studio improvisé pour
enregistrer un premier chef-d'œuvre fouillant les sombres recoins de
l'âme, "Tonight's the night" (1973). Enregistré
uniquement de nuit et sous tequila, "Tonight's the night"
est un disque aux yeux exorbités et à peine accordé, aux pouvoirs
destructeurs pour les oreilles des fans de CSN&Y et de "Harvest".
Et si "Tonight's the night" a été acclamé par tous -
une expérience cathartique -, il y avait encore suffisamment de
malveillance morbide tapie dans l'âme de Young au moment où les
sessions de "On the beach" débutent (début 1974). Ainsi,
le trio "Time fades away", "Tonight's the night"
(sorti tardivement en 1975) et "On the beach" reste l'une
des plus grandes et des plus sombres séquences d'albums jamais
enregistrées par un artiste majeur.
Tout comme
"Tonight's the night" ruisselait la tequila, "On the
beach" est dominé par des substances supposées plus cool :
des joints à l'herbe pure et surtout des honey slides,
puissants gâteaux au haschisch confectionnés par Rusty Kershaw, le
sauvage violoniste que Ben Keith avait présenté à Young avant les
sessions (et qui apparait sur deux chansons, "Motion pictures"
et "Ambulance blues"). Un carburant costaud qui aura jeté
une ombre un peu tordue sur le studio. L'un des producteurs (Al
Schmitt, pourtant habitué aux sessions "barrées" en tant
qu'homme aux manettes des albums de Jefferson Airplane) racontera n'avoir
jamais pu depuis sa cabine localiser les musiciens dans le studio de
l'autre côté de la vitre, tant la fumée et l'obscurité les
absorbaient. Si le titre de l'album et sa magnifique pochette
augurent d'un changement après la noirceur de "Tonight's the
night", les sessions sont toujours aussi lugubres. Young déverse
ses angoisses et sa colère sur une musique rude et dépouillée (sa
relation avec Carrie Snodgress la mère de son premier enfant est en
lambeaux et sa consommation d'alcool et de drogues dures est de plus
en plus effrénée).
Même s'il n'est pas
aussi éprouvant que "Tonight's the night", "On the
beach" n'est pas pour les âmes sensibles. L'entame courtoise et
sautillante "Walk on" mise à part, la majeure partie de
l'album est consacrée à des réflexions amères sur la vacuité de
la célébrité et les ruptures relationnelles. A cette occasion,
Young ressuscite "See the sky
about to rain", une ancienne chanson inédite (mais connue par les LP pirates de 69 et 70), un rythme d'escargot et un piano électrique
funèbre. "For the turnstiles", où les seuls Young
et Keith (aux banjo et dobro) s'efforcent de chanter dans le ton un
pamphlet sur le rock des stades, tandis que "Vampire blues"
évoque un des futurs chevaux de bataille de Young, la défense de
l'environnement. Et voici l'apocalyptique "Revolution blues",
le Young le plus désabusé, une fureur distillée en méchanceté
brute, une rythmique presque funky que l'on doit aux excellents Rick
Danko et Levon Helm du Band, Young y canalise l'esprit de Charles
Manson, culminant dans une incantation sévère : "I hear
that Laurel Canyon/ Is full of famous staaaaaars/ But I hate them
worse than lepers/ And I’ll kill them in their caaaaars!!!!"
(J'ai entendu dire que Laurel Canyon/ Est plein de staaaaaars
célèbres/ Mais je les déteste plus que les lépreux/ Et je les
tuerai dans leurs caaaaars !!!!". Fallait-il que Neil Young soit
béni des Dieux pour que de telles paroles n'aient pas été un
suicide de carrière !
La face A est
excellente, la face B et ses trois titres fait encore mieux, à
commencer par la chanson titre "On the beach", sommet
absolu du Loner. Blues déchirant où transpire une angoisse
absolue, Young y contemple son monde en train de s'effondrer :
"Though my problems are meaningless/ That don't make them go
away" (Bien que mes problèmes soient insignifiants/ Cela ne
les fait pas disparaître). "Motion pictures" est un autre
chant funèbre minimal en dernier adieu à Snodgress, la voix au bout
du rouleau de Young simplement accompagnée d'une batterie tapotée à
la main, d'une basse qui s'enfonce et de la guitare slide de Kershaw
gémissant de temps à autre. Et l'album s'achève avec le puissant
"Ambulance blues" song-poem psychédélique épique
et exquis, étrange voyage à travers le passé canadien de Young.
De tous les albums
de Neil Young, "On the beach" n'est pas le plus simple à
décrire musicalement. Enregistré par petits bouts, par des musiciens changeants et des producteurs changeants (Al Schmitt, David Briggs, Mark Harman), il semble avoir émergé, étrangement et
intuitivement bien né, des gouffres les plus sombres des
personnalités propres de Neil Young et de ses co-voyageurs, Rusty Kershaw, Ben Keith, Tim Drummond, Ralph Molina, Billy Talbot et quelques autres invités, Rick Danko, Levon Helm, George
Whitsell, David Crosby, Graham Nash, Joe Yankee... Peut-être les
honey slides génèrent-ils d'incroyables pouvoirs
télépathiques...
"On the beach"
s'est planté commercialement, le public continuant d'être
déconcerté par son caractère sombre, subissant le même sort que
"Time fades away". Il aura fallu attendre une trentaine
d'années et les rééditions de 2003, pour mériter une place de
choix.
Et aujourd'hui que les contextes ont changé, que l'Amérique
(bientôt le monde?) vire au trumpisme effréné, n'est-il pas plus jouissif et
pénétrant d'écouter l'implacable "On the beach" que le gentillet "Déjà vu"… ?
* A propos de
"Harvest", un examen des paroles en fiche un coup à sa
prétendue gaieté. Certes Young était amoureux et avait du succès,
mais à part le champêtre "Heart of gold" qui tira à lui
seul l'album commercialement, quid du surréalisme nostalgique de
"Out on the weekend", de la diatribe antiraciste de
"Alabama", en passant par la mise en garde et le frisson de
"The needle and the damage done" et le frisson aliéné de
la chanson-titre, les désespérés "Old man" et "A
man needs a maid". "Harvest" est tout sauf une
sauterie scout de feu de camp. Derrière l'apparence, Neil Young
restait Neil Young. Comment pouvait-il en être autrement… ?