Morceaux qui Tuent Clash royal Fin alternative Bataclan
Les
organisations médiatico-politiques qui instrumentèrent, au début
de l'été, la polémique autour de la programmation du rappeur
Médine sur la scène doublement mythique et symbolique du Bataclan,
à l'automne de cette année, appartiennent à cette extrême-droite
européenne, d'inspiration néoconcervatrice, qui s'impose en
Occident depuis une dizaine d'années comme la nouvelle idéologie de
domination.
Ce
sont ces mêmes qui, à chaque opération marketing orchestrée sur
le sol européen par l'organisation du spectacle terroriste
international (spectacle au sens debordien du terme), revendiquent
l'avènement d'une démocratie sur le modèle israélien.
Peut-être
ces hommes d'affaires et ces banquiers se sentiraient-ils plus en
sécurité dans une Europe transformée en camp de concentration à
ciel ouvert, au milieu duquel survivraient quelques îlots de
démocratie, protégés de la menace terroriste extérieure par de
grands murs, des miradors, des machines à trouer les corps et des
flics barbelés ?
Cependant
- et sans chercher à minimiser la violence ni les souffrances
engendrées par les attentats perpétrés sur le sol français depuis
2012 - nous sommes loin, en France et en Europe, d'avoir atteint un
tel degré de radicalisation qui exigerait une mutation aussi
radicale du concept de "liberté".
Ainsi,
en l'absence de réalité concordante, ces individus visiblement peu
scrupuleux, sitôt qu'ils tombent sur des braises ou sur un tas de
cendres encore un peu chaudes, s'empressent de souffler dessus dans
l'espoir que de là s'ensuive une flamme et que, de la flamme, naisse
un incendie.
Ils
savent que des charges explosives sont disposées un peu partout sur
le territoire, dans ce que l'on appelle dorénavant des "zones
de non-droit" ou encore "les territoires perdus de la
républiques", qu'il suffirait d'une étincelle, comme chantait
l'autre, ou d'une série de petites étincelles synchronisées, pour
que la "crise identitaire" dégénérât en guerre civile.
Les
émeutes de 2005 en furent le prélude.
C'est
dans ce contexte que Médine et son équipe produisirent l'opus
"Jihad"
(Din Records, 2005), dont le sous-titre est :
Le plus grand combat est contre soi-même.
La
provocation est le jeu du rap, et l'album "Jihad"
n'arrive pas comme un cheval sur la soupe, mais s'inscrit dans un
moment où la question de l'Islam commençait à fleurir sur les
lèvres ; où l'"islamisation" commençait à se poser
comme problème.
Nicolas
Sarkozy, obéissant à un tout autre calendrier que le nôtre,
organisait un Débat National sur l'Islam de France. La France, en ce
temps-là, n'avait pas encore été touchée par les attentats et
n'était pas non plus engagée dans les nouvelles guerres impériales
de colonisation planétaire.
On
peut comprendre ou non la démarche de Médine et de son équipe, on
peut ou non entendre leur discours, apprécier ou non la musique : et
Médine peut vous paraître agressif, car il rappe comme il boxe,
comme un combattant, pneumatique, épique et percutant.
Mais
peut-on faire le reproche à des Français musulmans issus des
quartiers dits sensibles ou défavorisés (abandonnés par la
République "en marche"), à la fois des artistes et des
entrepreneurs (autrement dit des modèles d'une certaine réussite),
de prendre part au débat, de le faire avec intelligence et virilité
(si, c'est possible), avec leurs propres armes et de leur propre
point de vue ? Mais
c'était il y a treize ans !
S'il
y a bien toute une dimension de combat, à la fois politique et
spirituel, dans l'œuvre et sur le parcours de Médine, ce n'est pas
en poseur de bombe mais en raconteur d'histoires que l'homme
s'engage, en ayant faite sienne la maxime : Le
meilleur moyen de changer le cours de l'histoire, c'est d'en
raconter.
Le
jihad
de Médine, c'est la décision d'un homme de réaliser le bien sur la
terre, comme le meilleur de lui-même. C'est un croyant, c'est-à-dire
un homme qui s'est tourné vers Dieu pour se guider ; mais c'est
surtout un être humain, qui s'est construit adolescent dans le feu
de la révolte, puis qui a commencé à travailler en devenant un
homme, pour se construire liberté, comme dirait l'autre. Puis qui
est devenu un père et qui, en devenant père, prend progressivement
conscience du rôle d'éducateur qu'il a choisi d'embrasser, de sa
responsabilité.
Le
plus grand combat est contre soi-même,
car c'est encore le combat d'un homme qui a compris très tôt
compris que, si l'on rencontrait beaucoup d'adversité autour de soi,
il n'y avait d'ennemi plus grand ni plus redoutable, d'autre
adversaire, en vérité, que soi-même ; que nous
failles sont les épicentres
du mal et de la violence qui se répand par contagion.
Les
organisations politico-médiatiques nous mentent - mais cela est-il
pour nous surprendre - lorsqu'elles nous annoncent que Le
rappeur Médine se produira sur la scène du Bataclan avec l'album
"Jihad".
Car
c'est avec l'album "Storyteller"
(Avril 2018), où il n'est question ni d'Islam ni de jihad,
que Médine partira en tournée cette année. Album qui arrive au
terme d'un parcours, comme un couronnement, une consécration - que
la présence du rappeur sur la scène du Bataclan ne fait que
confirmer - à l'heure où Médine n'a plus rien a démontrer de ses
engagements moraux.
Rien
de scandaleux dans cet album.
Au
contraire, les puristes de la lutte des classes pourraient-ils le
trouver consensuel ; on pourrait tout aussi bien le dire apaisé,
relativement...
"Storyteller"est construit comme une
histoire d'amour, comme une série de petites histoires imbriquées
les unes avec les autres ; une poétique du quartier, de ses spirales
infernales et de ses fleurs sacrées, agencée en quelques
courts-métrages, qui racontent chacun différents aspects,
différents moments, différents regards.
Pour
désamorcer la polémique (qui connaîtra peut-être quelques remous
cet automne) il suffirait de mettre en avant trois morceaux :
L'inattaquable "Bataclan", ballade mélodique "dans
les métiers du spectacle / où les disques de rap ne servent qu'à
caler les armoires bancales", dans laquelle Médine chante son
amour pour la musique, pour la vie d'artiste qui est aujourd'hui
devenue la sienne, et la joie de l'enfant qu'il était à l'idée de
se trouver pour un soir, ou deux, sur cette scène du Bataclan.
Mais
aussi, et surtout, les deux morceaux consacrés à ses enfants : le
sympathique "Papeti" dans lequel son aîné, Massoud,
marche dans les traces de son père ; et le très tendre "Tellement
je t'M", écrit pour sa petite fille, dans lequel ce grand
gaillard de trente-cinq se retrouve face aux chagrins et aux
désillusions d'une enfant, à ses peines de cœur, verse des larmes
avec elle, lui ouvre ses bras et lui répète cette phrase pour la
rassurer et la consoler : Mon
papa m'a dit que / il m'a dit qu'il m'aime.
Le
féminisme de Médine - qui est illustré par d'autres morceaux sur
d'autres albums - et qui est à l'opposé de l'image
du muslim réac que l'on
voudrait lui coller, n'est pas une posture de marketing idéologique,
mais une expression de son amour pour les femmes, ses femmes, les
femmes de sa vie.
Difficile,
avec de tels arguments, de faire passer cet homme pour un
fondamentaliste terroriste musulman. La barbe ne fait pas le Taliban.
Mais
"Soryteller"
est d'abord et avant tout un album de rap.
Comme
une année plus tôt l'album "Prose
Élite" (Din Records,
2017), il apparaît dans un moment de renouveau du rap. Ce renouveau,
qui est aussi un phénomène de génération, est marqué surtout par
l'incursion de l'électro dans l'univers hip-hop.
La
mode de l'autotunes représente un moment de cette incursion (mais
Médine, sur ce point, est toujours resté hardcore et classique) ;
mais c'est aujourd'hui le développement de la trap
music qui oblige le hip-hop à
un certain dépouillement, à une renaissance en quelque sorte.
La
trap
(le piège en anglais, comme le souligne malicieusement le rappeur)
est cet alliage intéressant, percutant, parfois tripal, d'instrus
électro et de rythmiques hip-hop, qui casse certains vieux codes du
game
et oblige les rappeurs à s'inventer un autre flow,
voire un autre récit.
"Storyteller"
constitue un opus expérimental, articulé autour de productions
assez brèves (moins de trois minutes pour la plupart), sombres et
percutantes, étayées sur plusieurs niveaux de réalisation,
épurées, simplifiées, sur lesquelles le dénommé Proof (comparse
de Médine depuis plus de vingt ans) nous donne toute la mesure de
son talent.
Les
morceaux "Nature morte" ; "Normal Zup" ; "Madara"
; "Limits" (le plus court de tous) ; ou encore "Fin alternative" (sans doute l'un des plus réussi de l'album) sont
comme des gemmes taillés dans leur laboratoire, qui vous donneront
peut-être une idée de la profondeur que peut atteindre cette
musique, et de son ironique adéquation aux couleurs de l'Histoire.
"Storyteller"
semble être beaucoup plus qu'un simple échelon ou même un
tournant, mais contribue sans doute à faire basculer le rap
français dans une nouvelle ère, dans un siècle à son image...
Deux
mots sur l'écriture.
Médine
a fait profession de raconteur de fables, faiseurs d'histoires,
poète. Il n'invente pas des histoires ou des contes pour dormir
debout. Non, c'est l'inverse du sommeil, c'est le réveil, qu'il
aimerait susciter chez ses auditeurs.
C'est
en s'emparant de la grande Histoire, en y retraçant le fil de sa
petite histoire, en cherchant à les orienter l'une et l'autre dans
la direction, que Médine construit patiemment son œuvre.
Dès
son premier album - "11
Septembre. Récits du onzième jour"
(DIN RECORDS, 2003) - il s'empare des différents récits autour des
événements du 11 Septembre comme d'un matériau de création à
travers lequel va se déployer son interrogation, son propre
positionnement.
Mais
c'est l'épopée "Enfants du Destin" qui illustre peut-être
le mieux l'esprit de la fable dont Médine se veut le conteur. Une
épopée qui commence avec l'histoire de David, fils de colons
Israéliens résidant à New-York au moment des attentats et qui
prend conscience des conséquences désastreuses de la politique
menée par son pays ; et de Daoud, fils de colonisés Palestinien
dont le frère fut tué à la frontière par un soldat trop zélé et
qui a décidé de se venger. L'histoire de David et Daoud qui se
rencontrent dans un bus, à la frontière, dont les regards se
croisent au moment où Daoud se fait exploser.
Chaque
album contient un chapitre de cette épopée, qui n'est pas centré
sur le conflit israélo-palestinien, mais rassemble sous les traits
d'une histoire commune, profondément humaine, les histoires de tous
les peuples opprimés. Le morceau "Ataï", qui raconte
l'histoire de ce grand chef Kanak de Komalé qui mena en 1878
l'insurrection contre les colonisateurs français, en constitue, sur
cet album, le sixième chapitre.
"Clash
royal" nous raconte une autre histoire, assez inattendue, celle
de la relation poétique et tumultueuse entre Paul Verlaine et Arthur
Rimbaud, qui conduisit le premier à se munir d'un revolver et à
tirer sur la main du second, préfigurant ainsi les clashs
que l'on retrouvera plus tard dans le rap, l'éternel conflit des
rivaux. "Eh oui, gros, ça se clashait bien avant nous... Même
Verlaine à tirer sur Rimbaud."
Dans
le sens littéral, ce morceau ne dit pas autre chose, et il n'y a pas
à se fendre de comparaisons douteuses, comme on chercha à faire de
Booba, voici quelques années, le nouveau Céline : On
ne dit pas des gitans qu'ils font du camping.
Mais
il y a cependant des filiations, des lignages, qui sont légitimes
et, tout musulman qu'il soit (c'est-à-dire attaché à l'Islam, au
Prophète et au Coran), Médine ne se trompe pas d'enracinement
lorsqu'il creuse du côté de Charlesville-Mézière et qu'il rend
hommage à "Maître Rimbaud".
Rimbaud
qui, rappelons-le, pissait déjà sur les esthètes de son temps.
Le
génie souvent se promène en haillon, il vient de ces endroits où
l'on n'a rien fait pour qu'il émerge... Où il fallait tout faire et
s'emparer du monde, comme un conquérant ou comme un fou, comme un
poète.
Le
génie, c'est l'intelligence absolue d'un être qui aura fait de sa
pratique un art et, de son art, un destin.
Il
y a du génie chez Médine, dans son écriture, dans son rap. Il ne
vous suffira pas d'un album ni d'une seule écoute pour vous en
rendre compte. C'est un génie potentiel, en émergence, il faut
aller à sa rencontre, se confronter à son parcours, pour réaliser
cette Idée qui le guide, et qu'il réalise avec vous, tant le jeune
Global semble avoir pris conscience du chemin qui lui restait encore
à parcourir pour devenir le grand Médine.
"Storyteller"
est un diamant de pierre brute qui constitue, pour le profane, une
excellente porte d'entrée dans une œuvre qui n'en est visiblement
qu'à ses commencements.