Storyteller

Médine

par Thomas D. Lavorel le 27/10/2018

Note: 9.0    
Morceaux qui Tuent
Clash royal
Fin alternative
Bataclan


Les organisations médiatico-politiques qui instrumentèrent, au début de l'été, la polémique autour de la programmation du rappeur Médine sur la scène doublement mythique et symbolique du Bataclan, à l'automne de cette année, appartiennent à cette extrême-droite européenne, d'inspiration néoconcervatrice, qui s'impose en Occident depuis une dizaine d'années comme la nouvelle idéologie de domination.
Ce sont ces mêmes qui, à chaque opération marketing orchestrée sur le sol européen par l'organisation du spectacle terroriste international (spectacle au sens debordien du terme), revendiquent l'avènement d'une démocratie sur le modèle israélien. Peut-être ces hommes d'affaires et ces banquiers se sentiraient-ils plus en sécurité dans une Europe transformée en camp de concentration à ciel ouvert, au milieu duquel survivraient quelques îlots de démocratie, protégés de la menace terroriste extérieure par de grands murs, des miradors, des machines à trouer les corps et des flics barbelés ? Cependant - et sans chercher à minimiser la violence ni les souffrances engendrées par les attentats perpétrés sur le sol français depuis 2012 - nous sommes loin, en France et en Europe, d'avoir atteint un tel degré de radicalisation qui exigerait une mutation aussi radicale du concept de "liberté".
Ainsi, en l'absence de réalité concordante, ces individus visiblement peu scrupuleux, sitôt qu'ils tombent sur des braises ou sur un tas de cendres encore un peu chaudes, s'empressent de souffler dessus dans l'espoir que de là s'ensuive une flamme et que, de la flamme, naisse un incendie. Ils savent que des charges explosives sont disposées un peu partout sur le territoire, dans ce que l'on appelle dorénavant des "zones de non-droit" ou encore "les territoires perdus de la républiques", qu'il suffirait d'une étincelle, comme chantait l'autre, ou d'une série de petites étincelles synchronisées, pour que la "crise identitaire" dégénérât en guerre civile.

Les émeutes de 2005 en furent le prélude.

C'est dans ce contexte que Médine et son équipe produisirent l'opus "Jihad" (Din Records, 2005), dont le sous-titre est : Le plus grand combat est contre soi-même. La provocation est le jeu du rap, et l'album "Jihad" n'arrive pas comme un cheval sur la soupe, mais s'inscrit dans un moment où la question de l'Islam commençait à fleurir sur les lèvres ; où l'"islamisation" commençait à se poser comme problème. Nicolas Sarkozy, obéissant à un tout autre calendrier que le nôtre, organisait un Débat National sur l'Islam de France. La France, en ce temps-là, n'avait pas encore été touchée par les attentats et n'était pas non plus engagée dans les nouvelles guerres impériales de colonisation planétaire. On peut comprendre ou non la démarche de Médine et de son équipe, on peut ou non entendre leur discours, apprécier ou non la musique : et Médine peut vous paraître agressif, car il rappe comme il boxe, comme un combattant, pneumatique, épique et percutant. Mais peut-on faire le reproche à des Français musulmans issus des quartiers dits sensibles ou défavorisés (abandonnés par la République "en marche"), à la fois des artistes et des entrepreneurs (autrement dit des modèles d'une certaine réussite), de prendre part au débat, de le faire avec intelligence et virilité (si, c'est possible), avec leurs propres armes et de leur propre point de vue ? Mais c'était il y a treize ans !
S'il y a bien toute une dimension de combat, à la fois politique et spirituel, dans l'œuvre et sur le parcours de Médine, ce n'est pas en poseur de bombe mais en raconteur d'histoires que l'homme s'engage, en ayant faite sienne la maxime : Le meilleur moyen de changer le cours de l'histoire, c'est d'en raconter. Le jihad de Médine, c'est la décision d'un homme de réaliser le bien sur la terre, comme le meilleur de lui-même. C'est un croyant, c'est-à-dire un homme qui s'est tourné vers Dieu pour se guider ; mais c'est surtout un être humain, qui s'est construit adolescent dans le feu de la révolte, puis qui a commencé à travailler en devenant un homme, pour se construire liberté, comme dirait l'autre. Puis qui est devenu un père et qui, en devenant père, prend progressivement conscience du rôle d'éducateur qu'il a choisi d'embrasser, de sa responsabilité. Le plus grand combat est contre soi-même, car c'est encore le combat d'un homme qui a compris très tôt compris que, si l'on rencontrait beaucoup d'adversité autour de soi, il n'y avait d'ennemi plus grand ni plus redoutable, d'autre adversaire, en vérité, que soi-même ; que nous failles sont les épicentres du mal et de la violence qui se répand par contagion.

Les organisations politico-médiatiques nous mentent - mais cela est-il pour nous surprendre - lorsqu'elles nous annoncent que Le rappeur Médine se produira sur la scène du Bataclan avec l'album "Jihad". Car c'est avec l'album "Storyteller" (Avril 2018), où il n'est question ni d'Islam ni de jihad, que Médine partira en tournée cette année. Album qui arrive au terme d'un parcours, comme un couronnement, une consécration - que la présence du rappeur sur la scène du Bataclan ne fait que confirmer - à l'heure où Médine n'a plus rien a démontrer de ses engagements moraux. Rien de scandaleux dans cet album. Au contraire, les puristes de la lutte des classes pourraient-ils le trouver consensuel ; on pourrait tout aussi bien le dire apaisé, relativement... "Storyteller" est construit comme une histoire d'amour, comme une série de petites histoires imbriquées les unes avec les autres ; une poétique du quartier, de ses spirales infernales et de ses fleurs sacrées, agencée en quelques courts-métrages, qui racontent chacun différents aspects, différents moments, différents regards.

Pour désamorcer la polémique (qui connaîtra peut-être quelques remous cet automne) il suffirait de mettre en avant trois morceaux : L'inattaquable "Bataclan", ballade mélodique "dans les métiers du spectacle / où les disques de rap ne servent qu'à caler les armoires bancales", dans laquelle Médine chante son amour pour la musique, pour la vie d'artiste qui est aujourd'hui devenue la sienne, et la joie de l'enfant qu'il était à l'idée de se trouver pour un soir, ou deux, sur cette scène du Bataclan. Mais aussi, et surtout, les deux morceaux consacrés à ses enfants : le sympathique "Papeti" dans lequel son aîné, Massoud, marche dans les traces de son père ; et le très tendre "Tellement je t'M", écrit pour sa petite fille, dans lequel ce grand gaillard de trente-cinq se retrouve face aux chagrins et aux désillusions d'une enfant, à ses peines de cœur, verse des larmes avec elle, lui ouvre ses bras et lui répète cette phrase pour la rassurer et la consoler : Mon papa m'a dit que / il m'a dit qu'il m'aime. Le féminisme de Médine - qui est illustré par d'autres morceaux sur d'autres albums - et qui est à l'opposé de l'image du muslim réac que l'on voudrait lui coller, n'est pas une posture de marketing idéologique, mais une expression de son amour pour les femmes, ses femmes, les femmes de sa vie. Difficile, avec de tels arguments, de faire passer cet homme pour un fondamentaliste terroriste musulman. La barbe ne fait pas le Taliban.

Mais "Soryteller" est d'abord et avant tout un album de rap. Comme une année plus tôt l'album "Prose Élite" (Din Records, 2017), il apparaît dans un moment de renouveau du rap. Ce renouveau, qui est aussi un phénomène de génération, est marqué surtout par l'incursion de l'électro dans l'univers hip-hop. La mode de l'autotunes représente un moment de cette incursion (mais Médine, sur ce point, est toujours resté hardcore et classique) ; mais c'est aujourd'hui le développement de la trap music qui oblige le hip-hop à un certain dépouillement, à une renaissance en quelque sorte. La trap (le piège en anglais, comme le souligne malicieusement le rappeur) est cet alliage intéressant, percutant, parfois tripal, d'instrus électro et de rythmiques hip-hop, qui casse certains vieux codes du game et oblige les rappeurs à s'inventer un autre flow, voire un autre récit.
"Storyteller" constitue un opus expérimental, articulé autour de productions assez brèves (moins de trois minutes pour la plupart), sombres et percutantes, étayées sur plusieurs niveaux de réalisation, épurées, simplifiées, sur lesquelles le dénommé Proof (comparse de Médine depuis plus de vingt ans) nous donne toute la mesure de son talent. Les morceaux "Nature morte" ; "Normal Zup" ; "Madara" ; "Limits" (le plus court de tous) ; ou encore "Fin alternative" (sans doute l'un des plus réussi de l'album) sont comme des gemmes taillés dans leur laboratoire, qui vous donneront peut-être une idée de la profondeur que peut atteindre cette musique, et de son ironique adéquation aux couleurs de l'Histoire. "Storyteller" semble être beaucoup plus qu'un simple échelon ou même un tournant, mais contribue sans doute à faire basculer le rap français dans une nouvelle ère, dans un siècle à son image...
Deux mots sur l'écriture.

Médine a fait profession de raconteur de fables, faiseurs d'histoires, poète. Il n'invente pas des histoires ou des contes pour dormir debout. Non, c'est l'inverse du sommeil, c'est le réveil, qu'il aimerait susciter chez ses auditeurs. C'est en s'emparant de la grande Histoire, en y retraçant le fil de sa petite histoire, en cherchant à les orienter l'une et l'autre dans la direction, que Médine construit patiemment son œuvre. Dès son premier album - "11 Septembre. Récits du onzième jour" (DIN RECORDS, 2003) - il s'empare des différents récits autour des événements du 11 Septembre comme d'un matériau de création à travers lequel va se déployer son interrogation, son propre positionnement. Mais c'est l'épopée "Enfants du Destin" qui illustre peut-être le mieux l'esprit de la fable dont Médine se veut le conteur. Une épopée qui commence avec l'histoire de David, fils de colons Israéliens résidant à New-York au moment des attentats et qui prend conscience des conséquences désastreuses de la politique menée par son pays ; et de Daoud, fils de colonisés Palestinien dont le frère fut tué à la frontière par un soldat trop zélé et qui a décidé de se venger. L'histoire de David et Daoud qui se rencontrent dans un bus, à la frontière, dont les regards se croisent au moment où Daoud se fait exploser. Chaque album contient un chapitre de cette épopée, qui n'est pas centré sur le conflit israélo-palestinien, mais rassemble sous les traits d'une histoire commune, profondément humaine, les histoires de tous les peuples opprimés. Le morceau "Ataï", qui raconte l'histoire de ce grand chef Kanak de Komalé qui mena en 1878 l'insurrection contre les colonisateurs français, en constitue, sur cet album, le sixième chapitre.

"Clash royal" nous raconte une autre histoire, assez inattendue, celle de la relation poétique et tumultueuse entre Paul Verlaine et Arthur Rimbaud, qui conduisit le premier à se munir d'un revolver et à tirer sur la main du second, préfigurant ainsi les clashs que l'on retrouvera plus tard dans le rap, l'éternel conflit des rivaux. "Eh oui, gros, ça se clashait bien avant nous... Même Verlaine à tirer sur Rimbaud." Dans le sens littéral, ce morceau ne dit pas autre chose, et il n'y a pas à se fendre de comparaisons douteuses, comme on chercha à faire de Booba, voici quelques années, le nouveau Céline : On ne dit pas des gitans qu'ils font du camping. Mais il y a cependant des filiations, des lignages, qui sont légitimes et, tout musulman qu'il soit (c'est-à-dire attaché à l'Islam, au Prophète et au Coran), Médine ne se trompe pas d'enracinement lorsqu'il creuse du côté de Charlesville-Mézière et qu'il rend hommage à "Maître Rimbaud". Rimbaud qui, rappelons-le, pissait déjà sur les esthètes de son temps. Le génie souvent se promène en haillon, il vient de ces endroits où l'on n'a rien fait pour qu'il émerge... Où il fallait tout faire et s'emparer du monde, comme un conquérant ou comme un fou, comme un poète. Le génie, c'est l'intelligence absolue d'un être qui aura fait de sa pratique un art et, de son art, un destin. Il y a du génie chez Médine, dans son écriture, dans son rap. Il ne vous suffira pas d'un album ni d'une seule écoute pour vous en rendre compte. C'est un génie potentiel, en émergence, il faut aller à sa rencontre, se confronter à son parcours, pour réaliser cette Idée qui le guide, et qu'il réalise avec vous, tant le jeune Global semble avoir pris conscience du chemin qui lui restait encore à parcourir pour devenir le grand Médine.

"Storyteller" est un diamant de pierre brute qui constitue, pour le profane, une excellente porte d'entrée dans une œuvre qui n'en est visiblement qu'à ses commencements.



MEDINE Bataclan (Vidéo officielle 2018)