| | | par Jérôme Florio le 31/10/2003
| Morceaux qui Tuent Eli's coming Stoned soul picnic Timer December's boudoir
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| Laura Nyro n'a que 22 ans lorsqu'elle compose et enregistre "Eli and the thirteenth confession", son deuxième disque paru en 1969 chez Columbia. Un talent certes précoce, mais elle a de qui tenir : un père trompettiste de jazz, une mère fana d'opéra... Moins connue que d'autres stars de la soul blanche, comme Carole King, elle connaîtra surtout un succès par procuration (Barbra Streisand, Blood Sweat & Tears, Roy Ayers reprendront ses chansons).
"More than a new discovery" (1966, que l'on trouve en Cd chez Columbia sous le titre "The first songs") montrait déjà une assimilation parfaite de l'écriture soul et rythm'n blues, mais "Eli", véritable trésor caché, est une toute autre affaire : ni soul, ni rythm'n blues, ni pop, ni jazz, ni folk, et un peu tout à la fois, le disque est bien plus que la somme de ses influences. Nyro explose tous les formats, moins dans la durée des chansons que dans leur contenu : il se passe tellement de choses en trois minutes que l'on est parfois paumé, emporté dans le tourbillon mélodique, ravi d'être ainsi mené par le bout du nez. Changements de tempo, cassures rythmiques et mélodiques, structures à tiroir et mini-suites, Laura Nyro brise toutes les règles alors en vigueur : "Eli" est un disque sans cesse surprenant et excitant, et cela à chaque écoute.
Nyro dynamite aussi les codes avec son phrasé atypique et intrigant, sa maîtrise vocale qui lui permet de passer en un instant du murmure au chant rauque, dans un abandon total. De même, les thèmes qu'elle aborde ont peu à voir avec ceux de la musique populaire de l'époque : des textes intimistes sur la solitude, le désir, la revendication de la féminité, portés par une écriture ample et une mise en sons grand format. Dès le titre d'ouverture "Luckie", il y a au moins deux chansons en une : de la soul parfumée à la comédie musicale de Broadway. On n'en croit pas ses oreilles, tant Laura Nyro semble fuir l'ennui comme la peste, n'en faire qu'à sa tête, à la limite de l'hyperactivité : l'imparable montée en puissance d'"Eli's coming", portée par un piano martial, débouche sur un rythme groovy avec des churs black soulissimes ; "Once it was alright (Farmer Joe)" et ses cuivres qui pulsent, Nyro accrochant la quintessence du R&B au détour d'un phrasé ; le mid-tempo lumineux de "Timer", après un début chaotique où le chant descend les gammes, en vrillant comme une feuille qui tombe d'un arbre. Et à l'intérieur tout un jeu de poupées russes, où parfois tout s'arrête brutalement, ou redémarre à zéro, mais non, on repart sur un mid-tempo rampant, infiniment cool ("Eli's coming"). L'acte amoureux dans toute sa splendeur - le chant de Nyro, parfois tendu au maximum, soutenant les notes aiguës, est assez évocateur de tension sexuelle : les cuivres se dressent alors fièrement pour soulager la demoiselle ("Woman's blues").
Laura Nyro joue avec les limites de sa voix, la pousse dans des pièges dont on ne sait comment elle se tire ; elle évolue comme un poisson dans l'eau au milieu de structures rythmiques insolemment libres. Les arrangements ont certainement été imaginés et posés a posteriori, en fonction du piano et de la voix (ce qui est confirmé à l'écoute des bonus) : flûte sur la bluesy "Poverty train", triangle et saxophone ("Timer", Lonely women"), les cuivres vengeurs sur "Stoned soul picnic" qui commence tranquillement, mais qui ne résistera pas longtemps à l'assaut des fourmis - dans les jambes. C'est du miel qui coule des enceintes, avec d'autres choses rafraîchissantes : la tendre "Emmie", passage à l'âge adulte d'une grande douceur. Puis le soir descend sur New York enneigé, des flocons de harpes se posent sur le pavé mouillé de Broadway, où se reflètent les lumières clignotantes des enseignes lumineuses : la magnifique suite "December's boudoir", dans laquelle une mélancolie Gerschwinienne flotte sur la ville, et la transforme en théâtre où s'expriment des sentiments plus grands que nature. Enfin, le chant de Laura Nyro atteint sur le dernier titre "The confession" un point de non-retour, en gravissant les paliers d'une ultime montée : arrivée tout en haut, la descente n'est plus possible.
La descendance de "Eli and the thirteenth confession" est nombreuse : Carole King, Suzanne Vega, même PJ Harvey (la voix !) lui doivent beaucoup. Peter Buck (guitariste de REM) le classe souvent parmi ses dix disques préférés. Ca tombe bien, moi aussi.
NB : trois titres bonus sans grand intérêt, les demos de "Stoned soul picnic", "Emmie" et "Lu" seulement accompagnées au piano. |
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