Le dixième disque de Joe Henry l'impose définitivement comme un des songwriters américains les plus classieux. Henry est davantage connu comme producteur de ce que l'Americana compte de précieux (Aimee Mann, Ani DiFranco), ou tailleur sur mesure de beaux costards pour revenants soul (Bettye Lavette, Solomon Burke). Avec "Civilians", il parvient a un équilibre parfait entre une mise en sons à la beauté rare et un ton intime à l'arrière-plan agité et incertain.
La musique de Henry respire le sud des Etats-Unis : une atmosphère lourde, moite et nocturne, recréée avec talent. On pense beaucoup à "Oh mercy !" de Bob Dylan, produit par Daniel Lanois à la Nouvelle-Orléans, sur lequel Bob chantait "We live in a political world / Love don't have any place". Joe Henry répond aujourd'hui "I try to be a light in love / And pray that it is enough for now" ("God only knows"). Plusieurs guerres plus tard, les temps ont changé. Henry fait un état des lieux personnel et politique d'une Amérique en plein chaos ("Civilians", "Our song", "Time is a lion"), et choisit de nous en faire part avec délicatesse : une lucidité douloureuse, directe mais confortable, qui enveloppe l'auditeur.
Joe Henry excelle dans un swamp-rock en dentelles, tout en étoffes et en reflets - un genre de cross-over jazz, blues, et pop, qui aurait pu ravir Louis Armstrong. Il est accompagné par de sacrées pointures : Bill Frisell à la guitare (la note juste), Loudon Wainwright III aux chœurs, ou encore des invités comme Van Dyke Parks au piano ("I will write my book", haute voltige de mélancolie sur Main Street). Ajoutez-y un beau son de contrebasse, une section de cordes ("Our song"), et c'est du miel pour les oreilles. Civilians" ne conviendra pas aux gens pressés : tous les titres portent le mid-tempo comme une seconde peau, et aucun ne descend sous les quatre minutes (sauf "Time is a lion"). L'ambiance est inexplicablement addictive, et devient plus poignante à chaque chanson.
Joe Henry n'a pas le grain de voix râpeux de John Hammond ou de Tom Waits, mais ses qualités sont autres : sans crooner pour autant, il pose la voix sans forcer, et sait y mettre de l'intention. Bien que beaucoup des textes soient écrits à la première personne, "Civilians" n'est pas totalement autobiographique : le disque est plein jusqu'à la gueule d'images, de tiraillements romantiques, et de références au terreau commun de la culture américaine (Charlie Parker, le joueur de base-ball Willie Mays…). Henry se pose au milieu, capte l'air du temps avec une démarche d'une sincérité peu commune. A cœur ouvert.
"Civilians" doit particulièrement parler à des auditeurs américains, qui y trouveront une force que n'ont plus les protest-songs, s'il en existe encore. Henry est très loin devant les résistants de la dernière heure, genre nouvel Hollywood. Il ne faut pas réduire "Civilians" à un portrait de l'Amérique : c'est aussi et surtout un portrait de son auteur, dans des temps difficiles, servi avec un soin qui est la meilleure preuve du respect que Joe Henry a de son métier et du public.