Mai 1967. Depuis trois ans la pop music règne, les Anglais ont envahi
l'Amérique et les Beatles "ont mis le monde musical en
couleurs" (Paul Weller), mais qui peut se douter des rafales qui
se préparent cette année-là. La première, on se la prend au mois
de mai avec "Are you experienced", premier album de Jimi
Hendrix, publié dans la foulée immédiate de ses deux singles "Hey
Joe" (décembre 66) et "Purple haze" (mars 67), et le
choc est... rude !
Déjà, il s'agit d'un album en soi,
avec un début et une fin, et non la réunion habituelle de singles
pré-existants ("Pet sounds" et "Revolver" ont
inauguré ce nouveau concept l'année précédente), mais la
baffe vient d'ailleurs : il s'agit de guitare, de sons et de style.
Et autant pour l'une que pour les autres, c'est du jamais vu, du
jamais entendu, une chose venue de l'au-delà. Fallait-il
que l'humeur soit à l'optimisme à toute épreuve dans l'industrie
naissante de la musique pour signer et financer un tel Ovni !
Dès
les premières secondes de son intro, "Foxy lady" prévient
: un monstrueux et intenable coléoptère psychédélique est en
phase d'atterrissage, et il va se poser pile entre vos deux baffles !
Jamais entendus auparavant, les sons sont redevables à un gang
de sorciers : l'inventeur et ancien de la Navy Roger Mayer, qui,
préposé aux gadgets, va concevoir toutes sortes de bidules (un
pédalier Octavia, des fuzzboxes...), l'ingénieur du son Eddie
Kramer qui va exploiter tout ça en tirant tout ce qu'il est possible
de tirer des amplis et du studio, le producteur-manager (et ex-bassiste
des Animals) Chas Chandler qui va cadrer Hendrix, canaliser sa furie
débordante sur des formats d'environ trois minutes, et Jimi lui-même,
qui va tout éclater, dégager à la machette sonore des territoires
inconnus, y ériger des monuments bizarroïdes, aux formes et
couleurs elles-aussi inconnues.
Les Byrds venaient l'année
précédente de popiser le folk en inventant le folk-rock
("Mr tambourine man"), Fleetwood Mac et les Cream
popiseraient bientôt le blues, mais Hendrix arrivait avec du blues,
du vrai, pas du blues classique comme le reprenaient les
Stones, mais un autre blues, une autre vision, un vrai monde en
blues.
Tous s'enchainent, furieux et fluides, "Foxy lady",
"Manic depression", "Can you see me", "Fire"...
interrompus par deux ballades paisibles, “Third stone
from the sun” (à mi-parcours) et le morceau titre "Are you experienced?" (en fin de trip),
deux lévitations atmosphériques hautement planantes, témoignant
d'ingestions multicolores à haute dose. Elles installent Hendrix en
apesanteur à quelques miles d'altitude, un Hendrix toujours inventeur (les cordes frottées, les réverbs en tous genres). Un trip parfait, conclu en béatitude.
En
mai 1967 Hendrix invente le son du futur, dont on n'imaginait pas
qu'il aurait une telle influence sur les générations suivantes, et il va falloir attendre novembre, pour avoir avec "Disraeli
gears" de Cream la première réponse valable à ce
cataclysme.
Mais il faut s'élever contre la conception
éditoriale de cette réédition qui ne respecte en rien l'œuvre
originale. Comme précisé, "Are you experienced" était un
des premiers albums conceptuels, qui se terminait délibérément par le morceau-titre "Are you experienced?", idéal atterrissage après lequel le voyage se poursuit dans la tête et les sens.
Mais voici que, alors que le deuxième Cd
aurait pu recueillir tous ces extras, débarquent les bonus
tracks, horde de violeurs mal élevés. Certes "Red house"
a retrouvé sa place (3ème de face A, comme sur l'édition originale
anglaise), mais "The wind cries Mary" qui ouvrait la face B
américaine n'a pas retrouvé la sienne, balancée en fin de Cd, au
beau milieu des singles de 66/67. il semble, qu'à l'heure de l'iPod,
la notion d'œuvre ne soit plus qu'un lointain souvenir, ramenée à une
simple collection de titres, où quantité prime sur qualité.
Triste, aberrant et irrespectueux.
ARE YOU EXPERIENCED Pochette américaine originale Reprise
ARE YOU EXPERIENCED Pochette française originale Barclay
La maison Barclay (distributrice de Yameta en France), visiblement plus à l'aise sur ses artistes français, concocte cette pochette gribouillis et rajoute même un point d'interrogation...