"On
inventa des raisons mensongères pour justifier l'existence de ces
lois, simplement pour ne pas avoir à s'avouer que l'on s'était
habitué à la domination de ces lois et que l'on ne voulait pas voir
cette situation changer" (F.
Nietzsche – Le gai savoir ; Livre I, §29 Les ajouteurs
du mensonge ―
trad. Geneviève Bianquis)
"...mais
donne à la lumière tes pensées les plus sages..." (Trois
poèmes pour Annabel Lee)
Difficile
d'écrire sur cet album. Le seizième "studio" de la
monstrueuse carrière du monsieur. Difficile, tout d'abord parce
qu'il y a trop d'affect là autour pour qu'on puisse se résoudre à
sortir une chronique "objective" froide & détachée ;
alors il faut trouver des moyens pour en parler sans trop parler de
soi. Difficile, ensuite, parce qu'il y a un extraordinaire relais
médiatique (relativement au passif de Thiéfaine), une amplitude
promotionnelle qui voudrait ouvrir l'œuvre au "grand public"
et qui semble fonctionner : moins d'un mois après sa sortie, le
voici disque d'or ! les médias, critiques et chroniqueurs ne mâchent
pas non plus leurs éloges et leur appétit cirage de pompes : ils ne
sont pas unanimes, mais l'album passe, il fait des étincelles, il en
émerveille, semble en émerveiller quelques uns
Et
cela ne manque pas d'être problématique, parce qu'il y a une
"image" Thiéfaine, un théâtre particulier de son œuvre
: pour certains il est "le chanteur de la drogue", chanteur
noir, chancre du désespoir le plus glauque et le plus insubmersible
; carcasse errant dans les ruelles profondes des cités crasses et
des plombages industriels ; Orphée coincé dans une cage d'ascenseur
au trente-troisième sous-sol, "juste avant l'enfer",
jouant de sa cithare maudite, psalmodiant ses airs lugubres en
attendant de faire danser le Diable, et de danser avec lui... ("&
j'attends le zippo du Diable pour cramer / la toile d'araignée où
mon âme est piégée" —
"Annihilation", morceau rescapé de l'album
fantôme "Itinéraire d'un
naufragé" dont sont aussi issus "Garbo XW machine" et
"Petit matin 4.10 heure d'été", présents eux sur cet
album) mais le Diable est absent... Orphée s'écoule sous l'ombre
d'Eurydice... Je ne sais pas si l'on peut dire qu'il y a un
"mythe Thiéfaine", mais il y a en tous cas une certaine
trajectoire du mythe qui passe par ce corps-là, une trame à la fois
féerique et démoniaque, "où le vieux drame humain se joue"
("Petit matin 4,10 heure d'été" —
hymne à la tristesse héroïque), et où les personnages-errance
s'abîment, vagabondant leur indéracinable mélancolie (et la
mélancolie est toujours du temps qui passe)
Sur
cette question de l'image, du théâtre, du mythe, on imagine
aisément les afficionados se
ronger les sangs : sera-t-il fidèle à cela ; sera-t-il encore celui
qu'il fut pour moi, alors qu'il était malgré lui le héraut de mes
voix souterraines ; sera-t-il à la hauteur de mes espérances ? …
la grande crainte que Thiéfaine se vende, se commercialise, se
variétise ; ou encore qu'il se perde et se déchire en
tant qu'artiste, comme Renaud
semble s'être perdu... Autant dire que le single "La ruelle des
morts", avalé bouillant par toute une foule d'assoiffés, à du
en faire flipper plus d'un, car nous avons d'emblée affaire à une
chanson formatée pour que ça marche, pour que ça accroche
l'oreille, que ça reste dans la tête comme une gentille
ritournelle, et que, pourquoi pas, ça nous grave un sourire...
Alors... "si ça avait été quelqu'un d'autre...",
pouvait-on lire à ce moment-là... il n'y aurait pas eu de problème,
et la chanson aurait été accueillie joyeusement pour ce qu'elle est
: un bon morceau de "chanson française" (et les guillemets
sont ici d'une importance capitale !) ; un morceau agréable à
entendre, bien plus aboutit que nombre de tentatives contemporaines
dans ce genre-là, plus intelligent, et presque dansant...
Mais Thiéfaine n'a pas vraiment pour habitude de se prêter à ce
type de format ; son écriture et son désir-rock ont toujours rendu
difficile pour son cas la codification "chanson française"...
Alors, Thiéfaine vieillissant finirait-il par s'acclimater des cadre
et se blottir au fond des cases ?
La
troisième raison qui rend difficile la chronique, au sens usuel du
terme, est une question de "fidélité", celle de l'homme
et de son œuvre. Difficile pour un personnage public, un personnage
de scène, tant bardé des clichés (tout à fait faux d'ailleurs) du
"poète maudit", de s'embarquer pour une nouvelle aventure
mélodique sans avoir le sentiment de devoir
honorer l'image et les idées que les autres, ceux du public, ont &
attendent de lui ; il semblerait que Thiéfaine ait longtemps été
prit dans ce type de problématique : le sentiment de devoir
faire "du Thiéfaine" (une grande part des interrogations
afficionados porte sur
cette question malsaine : est-ce ou non du Thiéfaine ? ― que
voulez-vous que ce soit d'autre !) Or, étrangement, et cela semble
étrange parce que tout coule naturellement, cet héritage, cette
antiétiquette "Thiéfaine" que l'artiste traîne à ses
valoches depuis plus de trente ans, semble avoir été laissé,
quelque part, je ne sais où, peut-être sur un quai de gare, après
être monté dans le train qu'il fallait prendre ("Compartiment
C voiture 293 Edward Hopper 1938") … Thiéfaine à prit de
l'âge, il a prit des rides, sa crinière se teinte de reflets
argent... c'est la vie, le devenir, les couleurs et les notes d'un
futur que, jadis, un soleil cherchait... mais nous sommes tentés de
le croire quand il dit : "pas un seul cheveux blanc n'a poussé
sur mes rêves" ("Trois poèmes pour Annabel Lee" ―
magnifiques aurores) … Soyez sans crainte, que pourrais-je être
d'autre que Thiéfaine...
Mais
ce sont dorénavant d'autres mots qui flottent ou tournent au-dessus
des images de ces rêves : espoir ; sourire ; soleil ; le nom des
fleurs ; & la libération... oui, c'est sans doute le sentiment
le plus vif et le plus saisissant qui peut s'emparer de nous à
l'écoute du disque : quelque chose, qui se débattait depuis des
décennies avec des ombres et des démons, s'est libéré, s'est
ouvert à la lumière, à l'air frais du dehors ("J'arracherais
mon masque & ma stupide armure / mes scarifications de guerrier
de l'absurde / & je viendrais poser ma tête d'enfant sage / sur
les gréements chauffés à blanc de vos rivages" ―
"Infinitives voiles"). Nulle lassitude ici, nulle fatigue,
nulle défaite, mais un nouveau désir, ou désir renouvelé, une
redécouverte des horizons et des fragrances ensorcelantes de la
vie...
Ce
sont de nouvelles images, de nouvelles couleurs, de nouveaux parfums
qui se tracent ici, dans nos cerveaux, par nos sens, tous nos sens
(il serait d'ailleurs intéressant de suivre le cours de l'œuvre par
une perspective synesthésique...) : nous sommes bien quelque part
dehors, à l'air libre ou libéré, loin, très loin semble-t-il des
brumes carbones et des asphaltes toxicos... Ici, il y a des fleurs
partout, certaines qu'il nomme et caresse félinement, d'autres qu'il
garde à discrétion, mais qui ne manquent pas de se montrer... Il y
a des oiseaux, bien sûr ces corbeaux qui peuplent la pochette (et,
puisque tout album est aussi un objet, il convient de saluer le
travail de Yann Orhan, qui compose une pochette et un livret aux
teintes du voyage ― une autre dimension du rêve) ; ceux d'Allan
Poe, ceux de Ferré ou de Rimbaud, ceux de Van Gogh ; comme si les
spectres des "maudits" qui tournoyaient jusqu'ici,
moqueurs, au-dessus d'un ciel cloisonné d'idées noires, venaient à
présent se poser sur l'épaule, en amis, en compagnons de
transhumance... plus de spectre, non, plus aucune danse prophétique
redoutable pour nous enfermer ("6 milliards de paumés levant la
tête au ciel / pour y chercher l'erreur dans un vol d'hirondelle"
― "Fièvre résurrectionnelle") …
On
sent partout poindre le soleil, des rayonnements distrayant l'obscur
; des vents frais vous ouvrent les pores ; des chants volatiles ; des
perles de rosée qui se pendent aux branches avant de venir s'écraser
dans la peau & couler sur la bouche ― un véritable tableau
sensoriel de la "nature", alors qu'il n'y a pas le "thème
de la nature" chez Thiéfaine, il n'y a pas le désir ou le
besoin d'écrire les forêts, les montagnes, les saisons, et les
autres cartes postales qui donnent l'impression qu'on parle de la
"nature", ou alors sur un mode très étrange & pas du
tout "naturaliste" : "Joli mai mois de Marie" sur
"Défloration 13" … Là non plus, pas de fantasme
naturaliste. Sa pensée de nature semble plus profonde et subtile que
ça... elle n'est pas une toile de fond, ni un sujet propre (un
thème) mais simplement le dehors où se promène l'ami(e), à la
poursuite de ses antiques images les plus vraies, les plus à corps
de ses sphères ("Les ombres du soir" ― long ; sublime ;
mythique ; panique... presque 9minutes de visions... sans doute l'un
des morceaux les plus aboutit... de l'œuvre)
Le
désir libéré se forge ou se répand en corps neuf... ce ne sont
pas des impressions de métaphores, ce n'est pas l'aiguillage(s)
superficiel des thèmes abordés ou des champs lexicaux utilisés :
il s'agit d'une refonte de l'écriture (ici encore libération), des
modes d'écriture, ou encore du système-Thiéfaine... Va savoir...
vers le dehors... l'amour et l'horizon... Réinventer l'amour et
l'horizon renouvelé... telles sont les tâches du poète,
réenchanter les mondes, et Thiéfaine s'en acquitte sans forcer, par
plaisir et pour la joie... sans niaiser le propos, sans corrompre le
style, sans simplifier ni les traits ni les failles. "dans cet
or de la nuit tes cheveux coulent à flot" ... L'écriture est
nouvelle, et belle, vraiment sans commune mesure avec ce que nous
avions connu jusqu'ici, ce à quoi nous nous étions habitués, nous
autres hybrides de la discographie complète...
Ce
n'est pas que le propos ait changé, que les espoirs soient ailleurs,
que les luttes-révoltes soient éteintes ou oubliées, car Thiéfaine
ne se contente pas d'écrire des chansons : il y a une pensée
derrière, devant, autour ; complexe, subtile, en variations, pleine
de cordes par où entrer ou sortir, par quoi l'œuvre s'exporte
nécessairement, vers ses sources, et importe ses cibles en son chœur
("& tu m'apprends les vers d'Anna Akhmatova / pendant que je
te joue Cage à l'harmonica") ; une pensée qui n'est pas toute
faite, toute bête ; ça s'élabore, ça s'est élaboré longtemps
avant, dans une sorte de corolle repliée flirtant à la poussière
des philosophies (au sens le plus strict) (ce n'est pas pour rien si
le titre de l'album est issu de lecture(s) de Nietzsche) ; et qui ,
par les voies (voix) nouvelles que cette ''nouvelle écriture''
implique, se trouve métamorphosée : la corolle s'est ouverte, la
fleur discrète et innommée boit la lumière du jour, les pollens se
cristallisent pour les abeilles du sens qui ne manqueront pas d'en
faire du miel ― mais pas le mièvre insipide du pathétique
variétal quand il propose de la douceur ; non, un miel
définitivement tragique, dionysiaque : il n'y a pas de douceur sans
douleur, pas d'amour sans chagrin, pas de vie sans la mort, pas de
joie sans désespoir, pas d'espoir sans lune noire, pas de sagesse
sans cruauté. Tragique aussi, car Thiéfaine ne quitte pas son
armure pour en finir avec ses guerres, mais pour les mener autrement
: en pleine libération, l'affirmation est totale.
Reste
à parler de la musique... là encore c'est une question difficile,
n'étant pas expert... Cette chronique, jusqu'ici, eu put être
suffisante s'il avait été question de poésie... mais ce sont des
chansons... et la musique n'est pas au moins aussi
importante que le texte : il y a
entre les deux une nécessaire inséparabilité, si bien que tout ce
qui a été dit précédemment vaut pour l'ensemble de l'album, et
pas seulement pour la dimension que certains commentateurs balourds
qualifieraient de "littéraire" (Thiéfaine ne fait de la
littérature) Mais nous allons en parler un peu. Là encore, ça ne
ressemble pas à "du Thiéfaine" : pour la deuxième fois,
il fit appel à des "étrangers". Si pour "Scandale
mélancolique", l'expérience du laboratoire semble au final un
peu ferrailleuse ou inaboutie, ce n'est pas le cas pour cet album, où
tout semble couler, presque harmonieusement... en nuances, en
subtiles manipulations... où il se passe toujours quelque chose...
Les chansons ne sont pas redondantes, ni cloisonnées textuel. Il
faut saluer le pif et le doigté humble du couple réalisateurs, fort
justement choisis ou dénichés (Jean Louis Piérot et Edith Fambuena
― première fois, nous dit-il, qu'il travail avec une femme aux
commandes ; sans doute pour mieux, ou autrement, explorer son "côté
féminin") …
Tout
n'est pas parfait certes. La question de l'agencement des chansons,
du fil conducteur, du sens de l'enchaînement... ça peut se poser...
par exemple, quelle est la pertinence de "Quebec november
hotel", ou cet étrange "Les filles du sud", étrange
mais familier ? On dirait qu'ils tranchent un peu la fin du voyage,
surtout après l'increvable et merveilleux (au sens propre) "Les
ombres du soir"... mais voilà... sans doute n'est-ce tout
simplement pas la fin du voyage, mais le commencement, toujours le
commencement...
conclusion/introduction
Sans
doute faudrait-il pour cet album une double chronique : une écrite
par un "connaisseur", rompu à la discographies & ses
méandres introspectifs ; et une autre écrite par un néophyte en la
matière, mais tout à fait rompu à la musique & à l'exercice
de chroniqueur ― ainsi, nous pourrions défricher une franche
vision de l'objet, non pas complet, mais complexe.