En 1985, Felt est dans une trajectoire ascendante, bien que la puissante presse musicale les regarde avec une certaine circonspection – sans doute trop hermétiques et dans la réserve pour la scène pop de l’époque. Le groupe recrute Martin Duffy aux claviers (il rejoindra plus tard Primal Scream) et rentre en studio avec Robin Guthrie (Cocteau Twins) à la production. Ce dernier déballe sa boîte à outils favorite : des tonnes d’écho, de reverb, de pedales d’effets... et impose sa femme Elisabeth Frazer sur l’épique “Primitive painters”, qui restera comme leur plus gros succès.
La présente réédition est substantiellement différente de la version originellement parue en 1985, principalement en nettoyant six titres du surplus de production de Guthrie. Deux instrumentaux font aussi les frais de la ressortie : “Elegance on an only dream” (rebaptisée “Elegance in D”) raccourcie et réagencée en caviardant notamment le long fade out d’origine, et “Serpent shade” (qui ne manquait pourtant pas d’attraits) carrément supprimée. Ce travail de “dé-mix” a été réalisé en 2018 par Lawrence et le producteur John A. Rivers (qui sera aux manettes du suivant “Forever breathes the lonely word”, 1986).
L'alchimie est là, avec quelques-unes des plus grandes réussites de Felt : “My darkest day will shine”, “The day the rain came down” et “Primitive painters” (pas la meilleure chanson en tant que telle mais qui préfigure presque le son madchester des Stone Roses ou Happy Mondays). La guitare de Maurice Deebank sonne plus libre et véloce que jamais, multipliant les approches complexes et les arabesques tout en se fondant dans le format pop des chansons de Lawrence, qui se régale de forcer les contrastes avec son chant détaché et angoissé. Sur les instrumentaux, le clavier de Duffy (très Ray Manzarek, des Doors, sur “Textile ranch”) et la guitare de Deebank sont en parfaite complémentarité. Pourtant, mécontent du résultat final, Maurice Deebank quitte le groupe. Felt ne s'approchera plus jamais autant du succès auquel Lawrence aspire.
Si “Ignite the seven cannons” sonne rétrospectivement comme le disque le plus lumineux et enthousiaste de Felt, c’est sans doute un effet trompeur du lifting mené par Lawrence et Rivers. Il bénéficie d’un statut particulier dans la discographie du groupe : un peu dédaigné par ceux qui lui reprochent la trop forte marque imprimée par Robin Guthrie, mais il s’en trouve aussi pour adorer ce son brillant et vaporeux, partiellement effacé aujourd’hui.
Cette réédition est donc presque un autre disque, une autre vision, pas forcément meilleure que celle commercialisée en 1985. En raccourcissant et supprimant deux instrumentaux de la face B, le risque est de creuser le déséquilibre déjà existant avec la face A bien meilleure. Même si l’auditeur de 2022 qui découvre le disque dans ce format n’en ressent aucune frustration, il faut espérer que les deux versions resteront également disponibles.