Ne pas crier à l'abus de superlatifs : le premier album de Duncan Browne, "Give me take you" (1968), objet d'un culte fervent de la part des amoureux de pop baroque, est un chef d'oeuvre des sixties en général. Si on veut lui trouver de la compagnie, c'est aux Kinks de "Village Green" et aux Zombies de la fin qu'il faut penser. Comme eux, avec ses personnages arthuriens et ses professeurs d'école vieillissants, il parut anachronique à une époque où l'on se préoccupait de "revolution" (célébrée sur tous les modes : à coups de wah-wah par Tomorrow ou à coups de décharges de guitare saturées par les Beatles). La pochette, représentant Duncan portant l'épée dans un décor aux teintes pastel, n'était d'ailleurs pas faite pour rassurer... Le temps, heureusement, a fait son oeuvre. On est à présent en mesure d'apprécier ce trésor de raffinement anglais.
Duncan Browne n'avait que vingt ans quand il fut repéré par le légendaire Andrew Loog Oldham, patron d'Immediate. Ayant bénéficié d'une formation classique complète, il avait résolu d'apprendre la guitare après avoir vu, dans une pièce de la BBC, Bob Dylan jouer le rôle d'un ménestrel. Oldham voulut d'abord signer Lorel, le groupe au sein duquel officiait Duncan ; mais cette première tentative avorta en raison de la désintégration du groupe. Seul reliquat : "Here and now", annonciateur des splendeurs baroques à venir. Oldham décida alors de produire Duncan seul. Plus tard, il déclarerait: "Mes deux plus gros succès furent les Rolling Stones et les Small Faces ; mais tout aussi satisfaisant, si moins heureux commercialement, fut Duncan Browne. Duncan était étonnant, si talentueux. Il y a peut-être écrit "produit par Andrew Loog Oldham" sur la pochette, mais tout ce que je me suis borné à faire, c'est réserver un studio et contempler la magie de ce garçon opérer."
Rien de ce qui émergea de ces séances n'est anodin. Pour les paroles, Duncan put compter sur le poète David Bretton, qui évita, malgré les références littéraires médiévales, l'écueil de la prétention. Ici, c'est la fraîcheur du conte de fée ("Dwarf in a tree") qui le sauve ; là, c'est une mélancolie qui préfigurerait Nick Drake si elle n'était pas fugace ("Death of Neil"). On pense aussi au McCartney conteur d'histoires ("Eleanor Rigby", une bonne partie de "Ram", etc.), duquel le timbre de voix de Duncan n'est d'ailleurs guère éloigné.
Le dénominateur commun à toutes ces chansons, c'est évidemment la guitare de Duncan, dont il joue comme personne : à la manière classique, avec des cordes nylon. Quand, dans "Ninepence worth of walking", il égrène des arpèges, on croit entendre du luth ; mais quand il enchaîne par des accords plaqués, on croit en une réécriture inventive du riff que Chuck Berry a joué toute sa vie ! Les arrangements qui viennent colorer ce jeu de guitare sont d'une qualité exceptionnelle. On s'en convaincra en écoutant "Waking you", dont la descente harmonique est accompagnée par des choeurs gravissimes et par des bois (joués par Duncan en personne) qui n'auraient pas déparé chez Bach. Parmi les chansons qui paraissent les plus entêtantes, on citera la chanson-titre, avec son impressionnante chorale initiale, sa harpe, son hautbois baroque ; "Alfred Bell", déjà évoquée, retraçant l'emploi du temps d'un professeur sur le retour, et ponctuée par des cris (authentiques) d'écoliers ; "Dwarf in a tree", plus up-tempo, avec sa descente jazzy et son clavecin ; et le sommet final "Death of Neil", qui fait ce qu'on pourrait appeler un usage psychédélique de la chorale : les voix (les souvenirs) se mêlent, se parasitent, résonnent... Fin de l'album.
Mais il faudrait tout citer... "On the bombsite", sur les réminiscences de l'enfance, fut choisie comme single (dans une version un peu différente de celle de l'album). "Chloe in the garden", centre géographique de l'album (encadrée significativement par les deux versions de "Waking you"), est accompagné par un délicat quatuor à cordes. "Gabilan" bénéficie d'un choeur magnifique arrangé en choral, qui ne le cède en rien à ceux de Brian Wilson...
La seule chose qu'on pourrait reprocher à la réédition de Cherry Red, c'est que les bonus tracks viennent perturber le silence terminal. Nul ne se plaindra toutefois d'avoir droit à "Here and now" !