Still in a dream : A story of shoegaze 1988-1995

Compilation

par Jérôme Florio le 31/01/2016

Note: 10.0    
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Des voix camouflées sous des tonnes de feedback, des mélodies enfouies sous des murs de guitares : "Still in a dream" fait le tour du mouvement shoegaze en 87 chansons, autour d'une ou deux saisons charnières (1990-1992) avant que la presse musicale anglaise (NME, Melody Maker), autrefois prescriptrice, ne hisse l'Union Jack de la britpop (Oasis, Blur).

Pour capturer l'essence du shoegazing, ce coffret en 5 Cd fait le choix chronologique, en partant des pères spirituels de la fin des années 80 (Jesus & Mary Chain, Cocteau Twins, House of Love) jusqu'aux ramifications outre-Atlantique consécutives à l'hégémonie britpop sur le sol anglais et la faillite du label Rough Trade. Un peu comme l'état éphémère d'adolescence, on ne le mesure qu'à l'aune de ce qui précède et de ce qui suit.

Un titre lové sur le deuxième Cd  pourrait être emblématique : "Slowdive", par Slowdive (1991), nous saisit encore par sa grâce juvénile. Tout y est, on en fera notre porte d'entrée. On aurait aussi pu prendre Ride, presque de petits théoriciens existentialistes du genre, légèrement méprisants vis-à-vis de l'étiquette shoegaze ("Leave them all behind") avec un penchant  pour un vide saturé de guitares ("Drive blind").

SLOWDIVE Slowdive (Audio seul 1991)



Minimalisme : le shoegazing est quelque part une histoire de refus. Refus de la complexité technique ou d'écriture au profit d'une utilisation émotionnelle des sons, refus du format pop avec des titres longs qui excèdent le format radiophonique (geste plus radical à l'époque qu'il ne peut l'être maintenant). Refus de briser la coquille pour rentrer dans l'âge adulte. La fanfare hippie statique de "Hypnotized" par les Spacemen 3 (Jason Pierce et Peter Kember, leurs multiples incarnations traversent "Still in a dream" comme un fil rouge) n'a besoin que d'une basse groovy, de cuivres à l'unisson et de deux accords de clavier légèrement acide. Chez Galaxie 500 (groupe de Dean Wareham, futur Luna) un mur de guitares cimente de peu d'accords une chanson ("Tugboat", 1er single chez Rough Trade) évanescente comme un Felt américain .

SPACEMEN 3 Hypnotized (Clip 1989)



Feedback : élément agressif ou brouillard d'auto-défense pudique ? La maîtrise du larsen est un incontournable, un bruit de fond qui parcourt tout le coffret et qui recouvre voix et mélodies. Jesus & Mary Chain a eu une influence majeure : des mélodies pop cramées par les deux bouts, carbonisées par des couches de guitares saturées ("Rollercoaster" ouvre le coffret). Le mélange de ligne claire et de feedback en embuscade se rencontre dans les proportions les plus variées, de l'ingénuité presque poétique chez Velocity Girl ou des plus confidentiels Nightblooms ("Crystal eyes") à l'agression des Telescopes, signés chez Creation (un temps considérés comme un trésor caché shoegaze avant leur réémergence début 2000). Beaucoup de groupes, comme Whipping Boy, creusent le sillon tracé par My Bloody Valentine, le grand absent qui jette une ombre portée sur tout le coffret. Cela fait réaliser a posteriori combien ce groupe n'était déjà pas là à l'époque, après avoir sorti une paire de disques en 1988 ("Isn't anything") et 1991 ("Loveless") qui ont définitivement  poussé le style à son paroxysme - un peu comme le monolithe de "2001 l'odyssée de l'espace", qui après avoir apporté la Connaissance à l'espèce humaine la laisse se démerder toute seule.

NIGHTBLOOMS Crystal eyes (Clip 1990)



WHIPPING BOY Switchblade smile (Audio seul 1989)



Chorus et Delay : le style shoegaze se caractérise souvent par l'utilisation prononcée de ces effets de guitare , passés ou non par des filtres saturés. Le terme shoegazing désigne explicitement la posture des guitaristes la tête plongée vers le bas, tout préoccupés par leurs pédales d'effets. La marque de fabrique des guitaristes Robin Guthrie (Cocteau Twins) ou Terry Bickers (la glorieuse "Christine", romantique sans être néo), est l'utilisation de ces effets de guitare bannis d'un rock plus dur. Le résultat, à la fois dense et cotonneux, est un véritable bréviaire et une influence durable pour les groupes shoegaze (An April March, Alison's Halo) ; on trouve ici "Cherry-couloured funk" des Cocteau Twins dans leur dernière période, la plus soyeuse et la plus claire (les paroles de Liz Frazer enfin compréhensibles). Guthrie posera notamment sa patte de producteur sur de multiples groupes du label 4AD, Lush par exemple.

COCTEAU TWINS Cherry coloured funk (Audio seul, 1990)



LUSH De luxe (Clip 1990)



Longueur : la frontière entre shoegaze et noisy pop est parfois floue. Quand les mêmes moyens sont utilisés, c'est la longueur qui fait la différence. Le format court rattache davantage les chansons au genre noisy (Boo Radleys qui ont ensuite viré mélodique, Flaming Lips ou Mercury Rev première époque avec "Bronx cheer"). Quand cela s'allonge, Bark Psychosis ("All different things") préfigure la vague post-rock (Mogwaï…) avec son mouvement de balancier, une inexorable montée en tensions par paliers calmes / énervés et une jouissance finale de décibels.

BARK PSYCHOSIS All different things (Audio seul 1989)



Expérimentation : aux marges du mouvement shoegaze, on trouve une forte composante expérimentale. "Baby milk snatcher" (AR Kane, 1988) est un drôle de mélange dub / feedback, un geste précurseur et isolé dont l'inclusion dans cette sélection est très pertinente. Le motif de la boucle revient souvent, chez Loop les bien nommés ("Arc-Lite", toute en roulements, riff passé au hachoir et imprécations vocales, proche d'un terrorisme sonore à la Suicide) ; ou chez AC Marias ("One of our girls has gone missing") en version électronique, la boîte à rythmes et la froideur de la programmation (la patte très reconnaissable de Bruce Gilbert, de Wire) contrastant avec la voix éthérée de Angela Conway. Dr Phibes and the House of Wax Equations ("Sugarblast") s'oriente vers une approche progressive et théâtrale. En fin de cycle et outre-Atlantique, les pulsions incendiaires des américains Bardo Pond ("Die easy" tout en tension blues) ou Art Astrobite ("Ornage creamsickle") finissent brillamment de bruler le genre. "Next to nothing" de Bowery Electric est quasiment du drone. Mais est-encore du shoegaze ?

DR. PHIBES AND THE HOUSE OF WAX EQUATIONS Sugarblast (Audio seul 1990)



BOWERY ELECTRIC Next to nothing (Audio seul 1995)



Une fois dépassée la frontière artificielle du disque 2, le son a tendance à se durcir (l'efficacité de Catherine Wheel, Revolver, Hinnies) ; les styles se diversifient, certains abandonnant le shoegaze comme une mue passagère (les Tchèques en bruit blanc de Ecstasy of Saint Theresa). Alors que la presse avait qualifié d'une manière acerbe la scène shoegaze comme une "scène qui se célèbre elle-même", beaucoup de groupes se remettent à regarder dans le rétroviseur, vers un psychédélisme lointain (14 Iced Bears, Honey Smugglers, Drop) à la new wave (Pale saints) jusqu'au deuil récent du son baggy incarné par les Happy Mondays (Chapterhouse, à la croisée des styles). Les influences se font plus nettes, et parmi celles ayant donné leurs noms aux groupes on retrouve Television, Can, Cocteau Twins, Primal Scream… Le coffret s'achève finit sur le Velvetien "23 minutes in Brussels" (référence à Suicide ?) de Luna, comme si rien ne s'était passé ; Sonic Boom (Pete Kember, l'autre moitié de Spacemen 3) avec la minimaliste et hypnotique "Angel" n'est pas loin non plus de "Heroin" du Velvet. Des groupes "à formule" apparaissent (Spirea X : et si on mélangeait la 12 cordes des Byrds au son baggy de madchester ?) ou mimétiques (Moonshake, Spitfire, Smashing Orange, le pompage en règle de "Sugar kane" de Sonic Youth par The Belltower). Pour se singulariser, on tente des riffs lourds limite metal / Smashing Pumpkins (Coaltar of the Deepers, du Japon) ou l'ajout d'une flûte (Blind Mr Jones, "Spooky vibes"). D'autres moins bien intentionnés versent du côté de la saturation infectieuse et disgracieuse (Th' Faith Healers, Cranes).

TH' FAITH HEALERS Gorgeous blue flower in my garden (Audio seul 1991)



Quelques groupes singuliers ou véritables bonnes chansons se détachent du lot. Ce n'est pas la moindre des vertus de ce coffret "Still in a dream" que de leur redonner une visibilité : la belle et un poil slacker "Winona" des Drop Nineteens ; "Suzanne" de Moose, romantique et urgente comme "Hand in glove" des Smiths, un classique oublié. Dans un esprit plus shoegaze, les discrets et élégants Lowlife (soupçon de new wave, Eyeless in Gaza) ou Secret Shine (un peu tendres, chez Sarah Records).

DROP NINETEENS Winona (Clip 1992)



MOOSE Suzanne (Clip 1991)



LOWLIFE June Wilson (Audio seul 1991)



SECRET SHINE Loveblind (Audio seul 1993)



"Still in a dream", avec son iconographie détaillée et un peu fétichiste (comme tout amateur de rock l'est un peu), présente quelques incunables ou dans des versions rares. Les notules et l'analyse stylistique des titres sont justes et précis. On assiste depuis deux-trois  ans à un "revival" qui consiste principalement en la reformation de groupes emblématiques de l'époque (Ride, Lush, My Bloody Valentine, Slowdive...) pour des concerts, voire des nouveaux disques... Mis à part la nostalgie, reste l'impression que ce coffret dit (ou invente ?) davantage quelque chose de la jeunesse qu'il n'est une nouvelle pierre à la construction d'une "histoire du rock". Un état à la fois fragile et déterminé, centré sur soi et ne sachant pas comment s'ouvrir au monde. Un geste outrageusement romantique et sans véritable lendemain.