Morceaux qui Tuent Love scene Come in number 51, your time is up
Pink Floyd, Grateful Dead, Jerry Garcia, John Fahey, Patti Page, Youngbloods, Kaleidoscope, Roscoe Holcomb.
Selon les critères "hollywoodiens" (les dollars rapportés), "Zabriskie Point" fut un bide. Le premier film américain de Michelangelo Antonioni, juste après son expérience anglaise ("Blow up", Palme d'Or à Cannes en 1967) ne ramena dans les salles qu'une poignée de cinéphiles, bien loin du seuil élevé que réclamait une production en plein désert à 7 Millions de dollars, une somme astronomique pour l'époque. Bide commercial, mais film culte, addictif (à chaque vision, comme une BD de Tintin toujours il fonctionne), d'un Antonioni provocateur, qui choisit son camp et offre le reflet romantique d'une époque, décline les mythes de la contre-culture (scénario et dialogues de l'encore inconnu Sam Shepard), magnifiant ses illusions de justice pour mieux les fracasser sur la réalité américaine, revisitant le vol d'Icare, ici hippie, moderne, le jeune et beau Mark Frechette, mais à l'atterrissage plombé par les flics de l'Amérique de Nixon (la même qui en cette même année 1970 envoie la Garde Nationale tirer sans états d'âme sur ses étudiants à l'université de Kent - réécouter "Ohio" de Neil Young).
Un vol d'Icare par ailleurs précurseur cinématographique de bien des road movies, notamment ceux de Wenders. Qui pourrait croire que les plans défilant de Los Angeles aux blocs déjà interchangeables, aux placards publicitaires de l'impérialisme économique sur ses rails déjà d'acier, n'aient pas inspiré "Alice dans les villes" ou plus tard "Paris Texas" !
En Amérique la route se fait en musique, et Antonioni (comme Dennis Hopper l'année précédente pour "Easy rider") confie aux chansons un des rôles principaux, l'autre - hormis Frechette et sa compagne de hasard Daria Halprin (fille d'Anna H), dévolu à à la Death Valley, la terrible Vallée de la Mort. Parti d'Angleterre fasciné par le rock et les clubs (les Yardbirds tiennent leur propre rôle dans "Blow up"), Antonioni choisit Pink Floyd, qu'il tient comme symbole de l'underground; en 1970, le groupe est entre "Ummagumma" et "Atom heart mother", et également entre "More" et "La vallée", ses deux BO pour Barbet Schroeder. Construire une musique pour illustrer la pulvérisation de la société de consommation plaît bien à Waters, mais, si se laisser aller à des digressions blues lui semble encore cohérent, composer des intermèdes country le laisse plutôt dubitatif ("Pourquoi nous Bon Dieu ??"). Embarqués pour un mois en Italie tous frais payés, ils s'y essaieront tout de même, mais se heurteront à un Antonioni jamais satisfait ("Un enfer" dira Gilmour) qui ne gardera finalement que deux passages psychédéliques et une ballade country, balançant le reste. Exit Pink Floyd.
Du début à la fin de l'histoire, la musique s'imbrique de manière précise et complémentaire dans les plans. Deux minutes spatiales de "Dark star" de Grateful Dead (des 23 de la version originale de "Live Dead") accompagnent au-dessus de Los Angeles Mark Frechette aux commandes du petit avion, pas encore barbouillé de rose, qu'il vient de voler... "Sugar babe" des Youngbloods (du premier album de 1967 "Earth music") s'échappe de la radio de la voiture de Daria Halprin lors de la première rencontre en plein désert... Halprin entend un Dj annoncer "Dance of death" de John Fahey (un morceau bouleversant de 1964, de son album Takoma "The dance of death & other plantation favorites") juste après un message d'info annonçant la capture/exécution de Frechette...
Le Dj qu'on entend faire l'annonce est Don Hall, un vrai Dj, qui en 1969 assurait les soirées de la radio underground de Los Angeles KPPC-FM. C'est à lui, après l'épisode Floyd, qu'Antonioni propose de construire la bande-son de son film. L'agencement des morceaux sera méticuleux : la version enjouée et désinvolte de Roscoe Holcomb de "I wish I was a single girl again", la version désuète et décalée en plein désert de "Tennessee waltz" par Patti Page (écrite par Pee Wee King et Redd Stewart en 1948 et enregistrée par Page deux années plus tard pour Mercury)... Kaleidoscope, Youngbloods, Grateful Dead...
La BO de "Zabriskie Point", dans son édition originale de onze morceaux, reflète ainsi un goût sûr pour la pop musique de son temps et la recherche qui s'y associait, incarnée ici par les deux titres gardés de Pink Floyd : "Heart beat, pig meat" pendant le générique de départ, sur fond d'AG étudiante, installe la tension, suggère la menace, sous-tendu par un battement puissant (Floyd reprendra l'idée dans "Meddle"), entrecoupé de séquences de télévision et de sons radio. "Come in number 51, your time is up", remake du volcanique "Careful with that axe, Eugene" de 1968, voit ici son explosion centrale boostée par des guitares rugissantes, des batteries fracassées et des vocaux hurlés, un faire-valoir idéal et parfaitement jouissif du cataclysme final du film, la pulvérisation fantasmée des symboles consuméristes américains à la con.
Mais parlons d'orgasme : "Love scene" ! Jerry Garcia seul, improvisant sur sa guitare, installe le plus beau moment du film, et le plus beau de sa carrière peut-être. Car "Love scene" - la musique comme la scène dans le film - est un orgasme, sentimental, visuel et sensuel, l'étreinte corporelle d'Halprin et Frechette après leur joint à Zabriskie Point (le point central du Désert de la Mort), tendre, puis passionnée, puis folle de roulades dans la poussière ocre du désert, et une multiplication à l'infini de couples nus. Jerry Garcia, insolent de fluidité et d'élégance installe son climat, délie et emballe ses phrases, crée ses spirales et monte, monte toujours plus haut vers un soleil qui n'aveugle jamais mais étourdit juste, se fond dans l'astre (orgasme), puis en revient apaisé, doux, parcimonieux, jusqu'à s'éteindre dans des lambeaux de langueur.
La réédition Rhino propose les prises alternatives de "Love scene", ou plutôt le "work in progress" du morceau. La mouture finale est un montage de différentes prises, il est très intéressant d'en voir se mettre en place les moments clés. Elle exhume aussi les fameux titres de Pink Floyd rejetés par Antonioni, curieusement colorés de piano classique : "Country song" n'a de country que le nom (riffs de guitare à la "Obscured by clouds"), "Unknown song" est une belle digression de guitares (une acoustique en picking et deux électriques ultra-planantes, quant aux deux brouillons de "Love scene", le premier est un blues électrique sans grande originalité, le second est un exercice solitaire au piano de Rick Wright, surprenant dans sa conception. Le groupe avait également proposé une alternative pour la scène d'émeute du début, "Riot scene". Le morceau n'est pas inclus ici, mais Pink Floyd s'en servira en 1973 comme bande d'effets pour le morceau "Us and them" sur "The dark side of the moon".
Regarder "Zabriskie Point" aujourd'hui est une expérience étrange qui fait replonger dans ces années de fac, où d'AG sans fin en AG sans fin, de "mouvements de libération" en concerts militants, on faisait grève et contestait l'ordre établi, convaincus de l'existence de deux mondes, celui de la société environnante, straight, et d'un autre, à rêver et bâtir. Tout cela semble aujourd'hui bien naïf. Mais la seule immersion dans cette incroyable mosaïque musicale de sculptures sonores, de guitares rêveuses, de pur psychédélisme et de ballades country d'un autre âge, fait à nouveau tomber amoureux de cette génération. Jeunes et beaux, et avec le temps devant soi.
PINK FLOYD Come in number 51, your time is up (BO Zabriskie Point)