Antoine

Antoine

par Francois Branchon le 07/11/2011

Note: 9.9     
Morceaux qui Tuent
Bruit de roses
Une autre autoroute
J'ai oublié la nuit


En 1965 le choc est brutal, à double titre. L'allure d'abord, en droite ligne des beatniks américains, échappé de "Sur la route" de Kerouac, les yeux au fond du "Catcher in the rye" de Salinger... Le contexte ensuite, une France aseptisée, coincée et rigide (dirigée par un militaire), à la presse servile, qui s'offusque à longueur de colonnes et d'éditos (Bouvard, déjà !) de la taille effrayante et menaçante des cheveux des Beatles, à la jeunesse accrochée à une radio "périphérique" émettant depuis la Sarre (Europe No1) diffusant d'inoffensifs yéyés...

Antoine ne passe donc pas inaperçu en 65, mais surtout, le garçon, éduqué (il a fait Centrale) a le culot de causer politique ! Et quand les ventes conséquentes et inattendues de ses "Élucubrations" (son deuxième 45 tours) le placent dans les hauteurs du hit-parade, la télévision officielle n'a d'autre choix que de le programmer dans son émission de grande écoute (le "Palmarès des chansons"), où Guy Lux, protégé par de très longues pincettes, le lance entre une Georgette Lemaire et un Serge Lama. Savoureux ! 

Si le Lp est encore alors la réunion de Ep déjà parus, tel n'est pas le cas de ce premier album, qui parait dans la foulée au printemps 66 avec des titres nouveaux, et difficilement imaginables en singles. Antoine s'il a un son identifiable et personnel dès les premières mesures (l'alliance guitare acoustique et harmonica) sait jouer sur plusieurs tableaux, tous essentiels pour les apprentis libertaires qui allaient bientôt s'éveiller : libération sexuelle, révolte et satire sociales, émancipation, liberté... autant de "possibles" qu'Antoine proposait à nos subconscients d'ados. Des "possibles" auxquels ne répondait que la fixation dérisoire des parents sur la seule longueur de ses cheveux. Fossé des générations.

Dans une France aux deux ans de service militaire obligatoire et où se faire réformer est un graal, "Pourquoi ces canons" et "La guerre" mettent avec fracas les pieds dans le plat antimilitariste (et par ricochet anti-De Gaulle), donnant au passage un bon coup de vieux au "Déserteur" de Boris Vian. Dans une veine d'humour de dérision également cultivée par un Dutronc (compagnon de l'écurie d'en face chez Vogue), "Métamorphoses exceptionnelles", "Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez moi?" et bien-sûr "Les élucubrations" (musicalement pauvre, mais conçu pour faire mouche) jouent la provoc et ramassent la mise. Mais pour prendre la société aussitôt de front : "La loi de 1920" (loi qui interdit la contraception, et non l'avortement, comme écrit dans le livret), drame social de la surnatalité, des bidonvilles, cette honte bien dissimulée des grandes villes françaises des 60's... Alors, partir ? "Autoroute européenne No4", "Ne t'en fais pas pour ceux-là ils rêvent" et surtout le magnifique "Une autre autoroute", et son orgue en contre-temps (les Problèmes accompagnent Antoine sur quelques titres) préfigurent ce que porteront bien vite l'émission Campus, les chansons de Michel Corringe et les journaux Actuel et Antirouille : acheter une parka et un sac à dos aux Puces et partir tailler la route... Et en route en profiter, délirer. Sexualité libre et tendresse deviennent simplement évidents avec "J'ai oublié la nuit" et "Petite fille ne crois pas" (cette même année, Polnareff tentera "L'amour avec toi", évidemment censuré sur les ondes). Passée inaperçue, "Bruit de roses", lance comme des pichenettes ses hallucinations printanières sur fond de guitare minimale ("les grues se mirent sur les quais", "des fleuristes choient des oursins", "des oiseaux jouent du clavecin", "ta rose veut te caresser"...), de loin la plus subtilement et tendrement psychédélique des chansons d'Antoine (l'année suivante, il appuiera le trait avec "Un éléphant me regarde" ouvertement "mouvante").

Peut-être sans le vouloir (il rigole aujourd'hui de ses années-là, disant ne se souvenir de rien), Antoine fut à l'image des beatniks américains, le premier des routards français et le premier des chanteurs de la jeune génération à se démarquer des insipides textes yéyé. Peut-être pourrait-il, pour son influence et les portes qu'il entrouvrit revendiquer le statut de (petit) Dylan français. Mais il ne l'a jamais réclamé (une pudeur dont ne s'est pas embarassé en cette même année 1965 le pitre opportuniste en santiags Hugues Aufray).

La réédition de cet album culte est l'œuvre d'un nouveau venu dans le paysage de la réédition, le label français Culture Factory qui mérite d'être salué pour le soin apporté à cette collection "vinyl replica" (façon double album vinyle). Cependant, rééditer l'Histoire méritait un vrai livret, pour le moins un texte un minimum vécu "de l'intérieur", à la hauteur de la force poétique et de la portée "révolutionnaire" de cet Ovni apparu dans le ciel de 1966. Devoir lire des banalités dignes d'une réédition de Sheila, le pointage de qui a signé les chansons à la Sacem ou des âneries ("un texte 100% hippy") (sic !) est bien plombant. Une vraie fausse note.


ANTOINE Une autre autoroute (Audio seul)