Morceaux qui Tuent Bruit de roses Une autre autoroute J'ai oublié la nuit
En 1965 le choc est brutal, à double
titre. L'allure d'abord, en droite ligne des beatniks américains,
échappé de "Sur la route" de Kerouac, les yeux au fond du
"Catcher in the rye" de Salinger... Le contexte ensuite,
une France aseptisée, coincée et rigide (dirigée par un
militaire), à la presse servile, qui s'offusque à longueur de
colonnes et d'éditos (Bouvard, déjà !) de la taille effrayante et
menaçante des cheveux des Beatles, à la jeunesse accrochée à une
radio "périphérique" émettant depuis la Sarre (Europe
No1) diffusant d'inoffensifs yéyés...
Antoine ne passe donc
pas inaperçu en 65, mais surtout, le garçon, éduqué (il a fait
Centrale) a le culot de causer politique ! Et quand les ventes
conséquentes et inattendues de ses "Élucubrations" (son
deuxième 45 tours) le placent dans les hauteurs du hit-parade, la
télévision officielle n'a d'autre choix que de le programmer dans
son émission de grande écoute (le "Palmarès des
chansons"), où Guy Lux, protégé par de très longues
pincettes, le lance entre une Georgette Lemaire et un Serge Lama.
Savoureux !
Si le Lp est encore alors la réunion de Ep déjà
parus, tel n'est pas le cas de ce premier album, qui parait dans la
foulée au printemps 66 avec des titres nouveaux, et difficilement
imaginables en singles. Antoine s'il a un son identifiable et
personnel dès les premières mesures (l'alliance guitare acoustique
et harmonica) sait jouer sur plusieurs tableaux, tous essentiels pour
les apprentis libertaires qui allaient bientôt s'éveiller :
libération sexuelle, révolte et satire sociales, émancipation,
liberté... autant de "possibles" qu'Antoine proposait à
nos subconscients d'ados. Des "possibles" auxquels ne
répondait que la fixation dérisoire des parents sur la seule
longueur de ses cheveux. Fossé des générations.
Dans une
France aux deux ans de service militaire obligatoire et où se faire
réformer est un graal, "Pourquoi ces canons" et "La
guerre" mettent avec fracas les pieds dans le plat
antimilitariste (et par ricochet anti-De Gaulle), donnant au passage
un bon coup de vieux au "Déserteur" de Boris Vian. Dans
une veine d'humour de dérision également cultivée par un Dutronc
(compagnon de l'écurie d'en face chez Vogue), "Métamorphoses
exceptionnelles", "Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez
moi?" et bien-sûr "Les élucubrations" (musicalement
pauvre, mais conçu pour faire mouche) jouent la provoc et ramassent
la mise. Mais pour prendre la société aussitôt de front : "La
loi de 1920" (loi qui interdit la contraception, et non
l'avortement, comme écrit dans le livret), drame social de la
surnatalité, des bidonvilles, cette honte bien dissimulée des
grandes villes françaises des 60's... Alors, partir ? "Autoroute
européenne No4", "Ne t'en fais pas pour ceux-là ils
rêvent" et surtout le magnifique "Une autre autoroute",
et son orgue en contre-temps (les Problèmes accompagnent Antoine sur
quelques titres) préfigurent ce que porteront bien vite l'émission
Campus, les chansons de Michel Corringe et les journaux Actuel et
Antirouille : acheter une parka et un sac à dos aux Puces et partir
tailler la route... Et en route en profiter, délirer. Sexualité
libre et tendresse deviennent simplement évidents avec "J'ai
oublié la nuit" et "Petite fille ne crois pas" (cette
même année, Polnareff tentera "L'amour avec toi",
évidemment censuré sur les ondes). Passée inaperçue, "Bruit
de roses", lance comme des pichenettes ses hallucinations
printanières sur fond de guitare minimale ("les grues se mirent
sur les quais", "des fleuristes choient des oursins",
"des oiseaux jouent du clavecin", "ta rose veut te
caresser"...), de loin la plus subtilement et tendrement
psychédélique des chansons d'Antoine (l'année suivante, il
appuiera le trait avec "Un éléphant me regarde"
ouvertement "mouvante").
Peut-être sans le vouloir
(il rigole aujourd'hui de ses années-là, disant ne se souvenir de
rien), Antoine fut à l'image des beatniks américains, le premier
des routards français et le premier des chanteurs de la jeune
génération à se démarquer des insipides textes yéyé. Peut-être
pourrait-il, pour son influence et les portes qu'il entrouvrit
revendiquer le statut de (petit) Dylan français. Mais il ne l'a
jamais réclamé (une pudeur dont ne s'est pas embarassé en cette
même année 1965 le pitre opportuniste en santiags Hugues
Aufray).
La réédition de cet album culte est l'œuvre d'un
nouveau venu dans le paysage de la réédition, le label français
Culture Factory qui mérite d'être salué pour le soin apporté à
cette collection "vinyl replica" (façon double album
vinyle). Cependant, rééditer l'Histoire méritait un vrai livret,
pour le moins un texte un minimum vécu "de l'intérieur",
à la hauteur de la force poétique et de la portée
"révolutionnaire" de cet Ovni apparu dans le ciel de 1966.
Devoir lire des banalités dignes d'une réédition de Sheila, le pointage de qui a signé les chansons à la Sacem ou des âneries
("un texte 100% hippy") (sic !) est bien plombant. Une
vraie fausse note.