Blues

Alain Gerber

par Sophie Chambon le 06/01/2010

Note: 9.0    

On écoute et lit Alain Gerber depuis si longtemps qu'il nous est devenu familier. Il creuse le même sillon "Black and Blue" avec une énergie rare et éclaire d'un angle toujours original son terrain favori d'exploration, la musique de jazz. Après nous avoir fait comprendre au travers des vies de ses drôles de héros, Louis Armstrong, Charlie Parker, Billie Holiday, Chet Baker... que "le jazz est un roman", l'écrivain s'attaque à un gros morceau, aux racines même de cette musique, le blues.

Il sait comme personne mêler grande et petite histoire, raconter la Guerre de Sécession, le Sud vaincu et dévasté, le destin de musiciens noirs au cœur de la tourmente. Car si les esclaves sont libres, personne n'a encore le cœur à se réjouir. La mort, la violence, le désespoir orchestrent ce récit haletant, traversé du souffle épique d'une histoire pleine "de bruit et de fureur" de trois personnages principaux dont les voix se relaient, au rythme des chapitres. Nehemiah, le surdoué qui apprend le piano en même temps que le fils de son maître, le vil Devereaux qu'il finira par tuer ; Silas, son ami, qui joue du banjo, de l'harmonica et de la guitare, enrôlé dans l'armée, cherchant désespérément à retrouver sa femme, deviendra "Blind brother Silas". Quant à la femme, Cassie, ancienne esclave de la plantation Devereaux, elle a fui avec sa petite fille Loretta vers le Nord, terre promise, pour retrouver son homme. Le lecteur suit sur les routes, les cicatrices de la géographie américaine du Delta, de la Nouvelle Orleans où les musiciens se réfugient, à la Californie dont les chemins de fer furent aussi construits par des Chinois. Et la musique naît, chant réprimé le long de la ligne Mason-Dixon de démarcation raciale que suit le " chemin de fer souterrain" gardé par de cruels serre-freins.

Nehemiah, improvisant pour la première fois, pour son maître "connaît cette étrange sensation que d'ignorer ce qu'était cette musique et pourtant de ne plus vouloir en jouer d'autre … La musique, encore inouïe, où il aurait reconnu le mystérieux objet de son désir n'est ni celle de l'Afrique ni celle du Blanc : la musique du Noir déporté sur cette terre américaine" ("Yellow rose of Texas").

Alain Gerber s'est emparé de l'Histoire pour en faire une matière romanesque dense et colorée, lumineuse et violente. En éclaireur avisé du passé, avec une forte identification à ceux qui ont permis la naissance de cette musique qu'il aime tant, il recrée une Amérique très vivante. Avec, en constant accompagnement, cette musique "qui n'appartient à aucun des hommes qui la colportaient de ville en ville… une musique immense, qui n'avait en aucun musicien ni son commencement ni sa fin. Une musique à peau sombre…"